LE RĂSUMĂ DE TEXTE II La concision est la qualitĂ© essentielle que requiert le rĂ©sumĂ© d'un ensemble de termes inscrits dans une Ă©numĂ©ration, une sĂ©rie d'exemples, ou d'un rĂ©seau de pĂ©riphrases et de redites, vous devez savoir choisir le terme unique qui en sera le juste Ă©quivalent. Pour vous y entraĂźner, cette page propose Exercices de reformulation Exercices de rĂ©sumĂ©. RĂCAPITULONS LES RĂGLES DE LA CONCISION La suppression - supprimer les exemples illustratifs, les citations. - les digressions qui sortent du champ argumentatif. - les reprises, les redites. - les pĂ©riphrases. L'intĂ©gration - passer de l'Ă©numĂ©ration au terme gĂ©nĂ©rique. - reprendre un champ lexical par son terme englobant. - condenser les exemples argumentatifs. Le rĂ©agencement - une seule phrase complexe peut rendre compte de plusieurs phrases du texte. - un verbe peut Ă lui seul rendre compte d'une relation logique. - nominaliser prĂ©fĂ©rer le substantif au lieu du verbe, la juxtaposition au lieu de la subordination la phrase simple, l'adjectif en apposition. - un signe de ponctuation pourra rendre compte d'une articulation logique ainsi le signe peut exprimer Ă lui seul la cause ou la consĂ©quence. EXERCICES DE REFORMULATION Nous avons colorĂ© diffĂ©remment les unitĂ©s de sens qu'a rĂ©vĂ©lĂ©es la structure de ce texte progressivement, nous allons les traiter dans la perspective d'une reformulation. Rien que la vĂ©ritĂ© ou toute la vĂ©ritĂ© ? Jean Lacouture, Courrier de l'UNESCO», septembre 1990. Le dĂ©bat que le journaliste mĂšne avec sa conscience est Ăąpre, et multiple, d'autant plus que son mĂ©tier est plus flou, et dotĂ© de moins de rĂšgles, et pourvu d'une dĂ©ontologie plus flottante que beaucoup d'autres... Les mĂ©decins connaissent certes, et depuis l'Ă©volution des connaissances et des lois, de cruelles incertitudes - dont mille enquĂȘtes, tĂ©moignages et dĂ©bats ne cessent de rendre compte. Les avocats ne sont guĂšre en reste, ni les chercheurs et leurs manipulations biologiques ou leurs armes absolues, ni les utilisateurs militaires de ces engins. Mais enfin, les uns et les autres ont leur serment d'Hippocrate, leur barreau, leurs conventions de GenĂšve. Les journalistes, rien. Il n'est pas absurde de comparer leur condition Ă celle d'un missile tĂ©lĂ©guidĂ© qui ignorerait aussi bien la nature de la mission que l'orientation du pilote et qui serait programmĂ© de telle façon qu'il ne soit pointĂ© ni en direction de la terre, pour Ă©viter les accidents, ni en direction de la mer, pour prĂ©venir la pollution. A partir de ces donnĂ©es, le journaliste est un ĂȘtre libre et responsable, auquel il ne reste qu'Ă faire pour le mieux en vue d'Ă©clairer ses contemporains sans pour autant faire exploser les mille soleils d'Hiroshima. En apparence, l'objectif est clair, autant que le serment d'Hippocrate dire la vĂ©ritĂ©, rien que la vĂ©ritĂ©, toute la vĂ©ritĂ©, comme le tĂ©moin devant le tribunal. Mais Ă ce tĂ©moin, le prĂ©sident du jury ne demande que la vĂ©ritĂ© qui lui a Ă©tĂ© humainement perceptible, celle qu'il a pu apprĂ©hender en un certain lieu, Ă une certaine heure, relativement Ă certaines personnes. Au journaliste est demandĂ©e une vĂ©ritĂ© plus ample, complexe, dĂ©multipliĂ©e. En rentrant de dĂ©portation, LĂ©on Blum, qui avait Ă©tĂ© longtemps journaliste, dĂ©clarait devant ses camarades qu'il savait dĂ©sormais que la rĂšgle d'or de ce mĂ©tier n'Ă©tait pas de ne dire que la vĂ©ritĂ©, ce qui est simple, mais de dire toute la vĂ©ritĂ©, ce qui est bien plus difficile ». Bien. Mais qu'est-ce que toute la vĂ©ritĂ© », dans la mesure d'ailleurs oĂč il est possible de dĂ©finir rien que la vĂ©ritĂ© » ? [...] L'interrogation du journaliste ne porte pas seulement sur la part de vĂ©ritĂ© qui lui est accessible, mais aussi sur les mĂ©thodes pour y parvenir, et sur la divulgation qui peut ĂȘtre faite. Le journalisme dit d'investigation » est Ă l'ordre du jour. Il est entendu aujourd'hui que tous les coups sont permis. Le traitement par deux grands journalistes du Washington Post de l'affaire du Watergate a donnĂ© ses lettres de noblesse Ă un type d'enquĂȘte comparable Ă celle que pratiquent la police et les services spĂ©ciaux Ă l'encontre des terroristes ou des trafiquants de drogue. S'insurger contre ce modĂšle, ou le mettre en question, ne peut ĂȘtre le fait que d'un ancien combattant cacochyme, d'un reporter formĂ© par les Petites sĆurs des pauvres. L'idĂ©e que je me suis faite de ce mĂ©tier me dĂ©tourne d'un certain type de procĂ©dures, de certaines interpellations dĂ©guisĂ©es, et je suis de ceux qui pensent que le journalisme obĂ©it Ă d'autres rĂšgles que la police ou le contre-espionnage. Peut-ĂȘtre ai-je tort. Mais c'est la pratique de la rĂ©tention de l'information qui dĂ©fie le plus rudement la conscience de l'informateur professionnel. Pour en avoir usĂ© et l'avoir reconnu... Ă propos des guerres d'AlgĂ©rie et du Vietnam, pour avoir cru pouvoir tracer une frontiĂšre entre le communicable et l'indicible, pour m'ĂȘtre Ă©rigĂ© en gardien d'intĂ©rĂȘts supĂ©rieurs » Ă l'information, ceux des causes tenues pour justes », je me suis attirĂ© de rudes remontrances. MĂ©ritĂ©es, Ă coup sĂ»r, surtout si elles Ă©manaient de personnages n'ayant jamais pratiquĂ©, Ă d'autres usages, de manipulations systĂ©matiques, et pudiquement dissimulĂ©es. La loi est claire rien que la vĂ©ritĂ©, toute la vĂ©ritĂ© », mais il faut la complĂ©ter par la devise que le New York Times arbore en manchette All the news that's fit to print », toutes les nouvelles dignes d'ĂȘtre imprimĂ©es. Ce qui exclut les indignes â c'est-Ă -dire toute une espĂšce de journalisme et, dans le plus noble, ce dont la divulgation porte indĂ»ment atteinte Ă la vie ou l'honorabilitĂ© de personnes humaines dont l'indignitĂ© n'a pas Ă©tĂ© Ă©tablie. Connaissant ces rĂšgles, le journaliste constatera que son problĂšme majeur n'a pas trait Ă l'acquisition mais Ă la diffusion de sa part de vĂ©ritĂ©, dans ce rapport Ă Ă©tablir entre ce qu'il ingurgite de la meilleure foi du monde, oĂč abondent les scories et les faux-semblants, et ce qu'il rĂ©gurgite. La frontiĂšre, entre les deux, est insaisissable, et mouvante. Le filtre, de ceci Ă cela, est sa conscience, seule. Recherche des expressions Ă reformuler Commentaire de la reformulation proposĂ©e le journaliste est un ĂȘtre libre et responsable » trouver d'autres formulations pour - dĂ©bat, conscience, Ăąpre, multiple - mĂ©decins, avocats, chercheurs - rĂšgles, dĂ©ontologie, serment, barreau, conventions. Le journaliste se trouve placĂ© dans de douloureux et frĂ©quents cas de conscience car, au contraire d'autres professions libĂ©rales, aucune instance juridique ne lui indique la conduite Ă observer. [quels mots du texte ont permis d'Ă©crire professions libĂ©rales ; aucune instance juridique ; conduite Ă observer ?] une vĂ©ritĂ© plus ample, complexe, dĂ©multipliĂ©e » trouver une autre formulation pour - plus ample, complexe, dĂ©multipliĂ©e. quel rĂŽle joue ce paragraphe ? Ă combien de parties s'attend-on ? quels en seront les sujets ? Cette libertĂ© exige du journaliste qu'il rende compte de la vĂ©ritĂ©, mais d'une vĂ©ritĂ© multiforme qui ne soit pas uniquement la sienne, comme dans le cas d'un simple tĂ©moignage. [quels mots du texte ont permis d'Ă©crire pas uniquement la sienne ? multiforme ?] Le problĂšme concerne aussi les mĂ©thodes pour y parvenir et l'Ă©tendue du devoir d'informer. le journalisme dit d'investigation » trouver d'autres formulations pour - enquĂȘte, police, services spĂ©ciaux, interpellations, procĂ©dures. pourquoi faut-il conserver le "je"? On pratique aujourd'hui un journalisme policier oĂč on ne recule devant aucun moyen. Au risque de me tromper ou de paraĂźtre dĂ©modĂ©, je persiste Ă refuser ces pratiques. [quels mots du texte ont permis d'Ă©crire journalisme policier ? de paraĂźtre dĂ©modĂ© ?] la rĂ©tention de l'information » trouver une autre formulation pour - intĂ©rĂȘts supĂ©rieurs, causes justes. Mais c'est le refus dĂ©libĂ©rĂ© d'informer qui pose le plus redoutable problĂšme. J'ai dĂ» moi-mĂȘme y consentir autrefois au nom de la raison d'Ătat, et je me suis exposĂ© Ă des reproches lĂ©gitimes. [quels mots du texte ont permis d'Ă©crire raison d'Ătat ?] les nouvelles dignes d'ĂȘtre imprimĂ©es » trouver d'autres formulations pour - indignes, indĂ»ment - diffusion, ingurgite/rĂ©gurgite, filtre. Il importe alors de respecter la vĂ©ritĂ©, mais sans tomber dans l'indignitĂ© de l'atteinte injuste aux vies privĂ©es. Fort de ces rĂšgles., le journaliste devra comprendre que sa conscience est le seul juge capable de dĂ©mĂȘler ce qu'il a cru sincĂšrement de ce qu'il doit communiquer au public. [qu'est-ce qui autorise l'adjectif "injuste" ? qu'est-ce qui justifie le verbe "dĂ©mĂȘler" ?] APPLICATION Soit la proposition de rĂ©sumĂ© suivante Nicolas Grimaldi, Cinq paradoxes du moi, dĂ©but du texte Le moi est Ă la fois sujet et objet, mais, deuxiĂšme paradoxe, il est aussi Ă©vident que mystĂ©rieux. Mes perceptions attestent lâexistence dâun ĂȘtre dont je ne sais rien. Et il est vain de prĂ©tendre dissiper ce mystĂšre car les sentiments que nous Ă©prouvons nous caractĂ©risent Ă notre insu, sans que nous soyons en mesure [50] dâen identifier lâorigine. Câest que le moi nâest pas un concept il revĂȘt seulement des formes qui restent, faute de tĂ©moin omniscient, Ă©phĂ©mĂšres et contingentes. 85 mots. AprĂšs quelques efforts, 30 mots sont supprimĂ©s - l'apposition sujet et objet, le moi ... au lieu de le moi est sujet et objet. - la suppression des subordonnĂ©es relatives au profit d'un nom ou d'un adjectif dont je ne sais rien = inconnu â qui restent Ă©phĂ©mĂšres et contingentes. - le remplace la relation de cause ou de consĂ©quence. - la suppression des pĂ©riphrases sans que nous soyons en mesure d'en identifier l'origine Ă traduire par un adverbe inexplicablement. RĂ©sultat Sujet et objet , le moi est, de plus, aussi Ă©vident que mystĂ©rieux. Mes perceptions attestent lâexistence dâun ĂȘtre inconnu, au mystĂšre impossible Ă dissiper nos sentiments nous caractĂ©risent Ă notre insu, inexplicablement. En effet le moi nâest pas un concept faute de tĂ©moin omniscient, il revĂȘt seulement [50] des formes Ă©phĂ©mĂšres et contingentes. 55 mots EXERCICES DE RĂSUMĂ RĂ©sumez ces textes en 100 mots. EXERCICE 1 S'informer fatigue » La presse Ă©crite est en crise. Elle connaĂźt en France et ailleurs une baisse notable de sa diffusion et souffre gravement d'une perte d'identitĂ© et de personnalitĂ©. Pour quelles raisons et comment en est-on arrivĂ© lĂ ? IndĂ©pendamment de lâinfluence certaine du contexte Ă©conomique et de la rĂ©cession il faut chercher, nous semble-t-il, les causes profondes de cette crise dans la mutation qu'ont connue, au cours de ces derniĂšres annĂ©es, quelques-uns des concepts de base du journalisme. En premier lieu l'idĂ©e mĂȘme d'information. JusquâĂ il y a peu, informer, câĂ©tait, en quelque sorte, fournir non seulement la description prĂ©cise - et vĂ©rifiĂ©e - dâun fait, d'un Ă©vĂ©nement, mais Ă©galement un ensemble de paramĂštres contextuels permettant au lecteur de comprendre sa signification profonde. Cela a totalement changĂ© sous l'influence de la tĂ©lĂ©vision, qui occupe dĂ©sormais, dans la hiĂ©rarchie des mĂ©dias, une place dominante et rĂ©pand son modĂšle. Le journal tĂ©lĂ©visĂ©, grĂące notamment Ă son idĂ©ologie du direct et du temps rĂ©el, a imposĂ© peu Ă peu une conception radicalement diffĂ©rente de l'information. Informer c'est, dĂ©sormais, montrer l'histoire en marche » ou, en d'autres termes, faire assister si possible en direct Ă l'Ă©vĂ©nement. Il s'agit, en matiĂšre d'information, d'une rĂ©volution copernicienne dont on n'a pas fini de mesurer les consĂ©quences. Car cela suppose que l'image de l'Ă©vĂ©nement ou sa description suffit Ă lui donner toute sa signification, et que tout Ă©vĂ©nement, aussi abstrait soit-il, doit impĂ©rativement prĂ©senter une partie visible, montrable, tĂ©lĂ©visable. C'est pourquoi on observe une emblĂ©matisation rĂ©ductrice de plus en plus frĂ©quente d'Ă©vĂ©nements Ă caractĂšre complexe. Un autre concept a changĂ© celui d'actualitĂ©. Qu'est-ce que l'actualitĂ© dĂ©sormais ? Quel Ă©vĂ©nement faut-il privilĂ©gier dans le foisonnement de faits qui surviennent Ă travers le monde ? En fonction de quels critĂšres choisir ? LĂ encore, l'influence de la tĂ©lĂ©vision apparaĂźt dĂ©terminante. C'est elle, avec l'impact de ses images, qui impose son choix et contraint la presse Ă©crite Ă suivre. La tĂ©lĂ©vision construit l'actualitĂ©, provoque le choc Ă©motionnel et condamne pratiquement les faits orphelins d'images au silence, Ă l'indiffĂ©rence. Peu Ă peu s'Ă©tablit dans les esprits l'idĂ©e que l'importance des Ă©vĂ©nements est proportionnelle Ă leur richesse en images. Dans le nouvel ordre des mĂ©dias, les paroles ou les textes ne valent pas des images. Le temps de l'information a Ă©galement changĂ©. La scansion optimale des mĂ©dias est maintenant l'instantanĂ©itĂ© le temps rĂ©el, le direct, que seules tĂ©lĂ©vision et radio peuvent pratiquer. Cela vieillit la presse quotidienne, forcĂ©ment en retard sur l'Ă©vĂ©nement et, Ă la fois, trop prĂšs de lui pour parvenir Ă tirer, avec suffisamment de recul, tous les enseignements de ce qui vient de se produire. La presse Ă©crite accepte de s'adresser non plus Ă des citoyens, mais Ă des tĂ©lĂ©spectateurs ! Un quatriĂšme concept s'est modifiĂ©. Celui, fondamental, de la vĂ©racitĂ© de l'information. DĂ©sormais, un fait est vrai non pas parce qu'il correspond Ă des critĂšres objectifs, rigoureux et vĂ©rifiĂ©s Ă la source, mais tout simplement parce que d'autres mĂ©dias rĂ©pĂštent les mĂȘmes affirmations et confirment »... Si la tĂ©lĂ©vision Ă partir d'une dĂ©pĂȘche ou d'une image d'agence prĂ©sente une nouvelle et que la presse Ă©crite, puis la radio reprennent cette nouvelle, cela suffit pour l'accrĂ©diter comme vraie. Les mĂ©dias ne savent plus distinguer, structurellement, le vrai du faux. Enfin, information et communication tendent Ă se confondre. Trop de journalistes continuent de croire qu'ils sont seuls Ă produire de lâinformation quand toute la sociĂ©tĂ© s'est mise frĂ©nĂ©tiquement Ă faire la mĂȘme chose. Il nây a pratiquement plus d'institution administrative, militaire, Ă©conomique, culturelle, sociale, etc. qui ne se soit dotĂ©e d'un service de communication et qui n'Ă©mette, sur elle-mĂȘme et sur ses activitĂ©s, un discours plĂ©thorique et Ă©logieux. Ă cet Ă©gard, tout le systĂšme, dans les dĂ©mocraties cathodiques, est devenu rusĂ© et intelligent, tout Ă fait capable de manipuler astucieusement les mĂ©dias et de rĂ©sister savamment Ă leur curiositĂ©. Nous savons Ă prĂ©sent que la censure dĂ©mocratique » existe. Ă tous ces chamboulements sâajoute un malentendu fondamental. Beaucoup de citoyens estiment que, confortablement installĂ©s dans le canapĂ© de leur salon et en regardant sur le petit Ă©cran une sensationnelle cascade d'Ă©vĂ©nements Ă base dâimages fortes, violentes et spectaculaires, ils peuvent sâinformer sĂ©rieusement. C'est une erreur majeure. Pour trois raisons d'abord parce que le journal tĂ©lĂ©visĂ©, structurĂ© comme une fiction, nâest pas fait pour informer mais pour distraire ; ensuite, parce que la rapide succession de nouvelles brĂšves et fragmentĂ©es une vingtaine par journal tĂ©lĂ©visĂ© produit un double effet nĂ©gatif de surinformation et de dĂ©sinformation ; et enfin parce que vouloir s'informer sans effort est une illusion qui relĂšve du mythe publicitaire plutĂŽt que de la mobilisation civique. Sâinformer fatigue, et c'est Ă ce prix que le citoyen acquiert le droit de participer intelligemment Ă la vie dĂ©mocratique. Ignacio RAMONET, TĂ©lĂ©vision et information. , Le Monde Diplomatique, octobre 1993. CORRECTION EXERCICE 2 Vers une fracture gĂ©nĂ©rationnelle ? Les gĂ©nĂ©rations sont-elles en passe de devenir une nouvelle clĂ© de lecture des fractures centrales de la sociĂ©tĂ© française ? En tous cas, Ă lâheure oĂč lâon peine Ă dessiner, en France comme ailleurs, le visage des sociĂ©tĂ©s nationales, et oĂč lâanalyse en termes de classes sociales est de moins en moins suffisante, les clivages liĂ©s Ă lâĂąge pourraient connaĂźtre un regain de vitalitĂ© dans les annĂ©es Ă venir. Cette particularitĂ© de notre Ă©poque, câest bien entendu lâexceptionnel destin social de la gĂ©nĂ©ration 68 », comme lâa rappelĂ© rĂ©cemment le sociologue Louis Chauvel. Celui-ci met en Ă©vidence, dans deux articles, les facteurs qui ont permis aux individus nĂ©s entre 1945 et 1955 de connaĂźtre un progrĂšs sans prĂ©cĂ©dent. La gĂ©nĂ©ration 68 » succĂšde Ă des gĂ©nĂ©rations qui ont connu des destins particuliĂšrement dramatiques la gĂ©nĂ©ration 1914 par exemple, celle de leurs parents, aura connu un dĂ©but de vie active des plus difficiles dans le contexte de crise des annĂ©es 1930, avant, surtout, de connaĂźtre les affres de la Seconde Guerre mondiale. Grandissant eux, pour la premiĂšre fois depuis un siĂšcle, en temps de paix, les baby-boomers » vont profiter Ă plein de la dynamique des Trente Glorieuses dans un pays en pleine reconstruction, le travail ne manque pas, ce qui leur permet de connaĂźtre, au cours des trois ans aprĂšs la sortie des Ă©tudes, un taux de chĂŽmage moyen trĂšs faible dâenviron 5%. GrĂące notamment au dĂ©veloppement de lâEtat-providence, de lâĂ©ducation et de la recherche CNRS, universitĂ©s, des services de santĂ©, des entreprises semi-publiques EDF, France TelecomâŠ, ils vont ĂȘtre les principaux bĂ©nĂ©ficiaires de la forte demande en cadres et professions intellectuelles. Ils connaĂźtront ainsi une mobilitĂ© sociale ascendante inouĂŻe, assurant une rentabilitĂ© maximale de leurs diplĂŽmes dans les annĂ©es 1970, 70% des titulaires dâune licence ou plus ĂągĂ©s de 30 Ă 35 ans sont cadres. Aujourdâhui, la gĂ©nĂ©ration 68 » sâapprĂȘte Ă prendre sa retraite aprĂšs une vide de travail pratiquement sans accroc, et aprĂšs avoir fait jouer lâascenseur social comme aucune autre gĂ©nĂ©ration auparavant. Malheureusement, cette parenthĂšse sâest trĂšs vite refermĂ©e Les gĂ©nĂ©rations nĂ©es Ă partir de 1955 ont connu une dĂ©gradation progressive de leurs chances de vie ». Le phĂ©nomĂšne le plus important de ce point de vue est naturellement lâapparition dâun chĂŽmage de masse, qui frappe notamment les nouveaux venus sur le marchĂ© du travail. [âŠ] Constat pessimiste ? L. Chauvel admet quâil est sombre, mais il est fondĂ© sur des bases empiriques fortes, des analyses solides, des rĂ©sultats convergents ». Dâautres auteurs dressent un tableau plus nuancĂ©. On peut souligner aussi que les privilĂšges dâune gĂ©nĂ©ration ne jouent pas nĂ©cessairement comme un dĂ©savantage pour les autres gĂ©nĂ©rations. On a ainsi assistĂ© Ă un renversement historique du sens des solidaritĂ©s, provoquĂ© par lâEtat-providence avec lâinstauration des retraites et le dĂ©veloppement de lâĂ©ducation, qui fait que ce sont dĂ©sormais principalement les jeunes qui bĂ©nĂ©ficient des solidaritĂ©s familiales. RĂ©sultat lâĂ©cart de revenus entre les Ăąges se resserre, mĂȘme sâil faut reconnaĂźtre que cette rĂ©duction des inĂ©galitĂ©s est modĂ©rĂ©e ». Ces correctifs ne suffisent donc pas Ă entamer le constat gĂ©nĂ©ral dâinĂ©galitĂ©s socio-Ă©conomiques fortes entre les gĂ©nĂ©rations au dĂ©triment des jeunes. DâoĂč le constat laconique de L. Chauvel Pour la premiĂšre fois en pĂ©riode de paix, la gĂ©nĂ©ration qui prĂ©cĂšde ne laisse pas aux suivantes un monde meilleur Ă lâentrĂ©e de la vie. » En fait, selon lui, on a assistĂ©, au milieu des annĂ©es 1980, Ă lâinversion dâun phĂ©nomĂšne qui jusque-lĂ visait dâabord la protection et lâinsertion des jeunes voici que lâon sâest mis Ă assurer prioritairement la stabilitĂ© des plus ĂągĂ©s, le principal coĂ»t de ce changement Ă©tant, encore une fois, le chĂŽmage des jeunes. Ce basculement comporte de grands risques. Et tout dâabord celui dâune dyssocialisation » de la jeunesse, câest-Ă -dire non pas dâune absence de socialisation, mais dâune socialisation difficile, inadaptĂ©e. ConcrĂštement, ce risque viendrait dâun manque de correspondance entre les valeurs et les idĂ©es que reçoit la nouvelle gĂ©nĂ©ration libertĂ© individuelle, rĂ©ussite personnelle, valorisation des loisirs, etc. et les rĂ©alitĂ©s auxquelles elle sera confrontĂ©e centralitĂ© du marchĂ©, hĂ©tĂ©ronomie, pĂ©nurie, manque dâemplois intĂ©ressants, ennui, etc.. Plus profondĂ©ment, les difficultĂ©s psychosociales de la nouvelle gĂ©nĂ©ration notamment les comportements violents, les incivilitĂ©s en tous genres, le suicide, etc. pourraient ĂȘtre liĂ©s de façon immĂ©diate au fossĂ© entre ce que les jeunes croient mĂ©riter sur la base dâune comparaison entre les Ă©tudes et la position de leurs parents et les leurs et ce quâils peuvent rĂ©ellement connaĂźtre. Bien sĂ»r lâavenir nâest pas encore jouĂ©, et la rĂ©cente prise de conscience du phĂ©nomĂšne par les politiques augure peut-ĂȘtre de mesures capables de faciliter lâinsertion des jeunes dans le monde du travail. Reste quâil y a encore loin de la conscience, bien rĂ©elle, des inĂ©galitĂ©s liĂ©es Ă lâĂąge, Ă leur prise en compte effective dans la dĂ©cision collective et notre reprĂ©sentation de la sociĂ©tĂ©. En attendant, on ne peut que faire des conjectures sur notre futur immĂ©diat. Xavier MOLENAT, Vers une fracture gĂ©nĂ©rationnelle », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, n°4, 2006. CORRECTION EXERCICE 3 Ăloge de la parole Les propos de Socrate contre lâĂ©criture sont loin d'ĂȘtre ceux du marginal grincheux que l'on Ă©voque parfois. Ils sont au contraire au cĆur d'un rapport Ă l'Ă©criture courant dans l'AntiquitĂ© grecque et romaine jusqu'au seuil de l'Empire, qui rĂ©servera un accueil plus favorable Ă l'Ă©criture comme moyen de contrĂŽle social. L'oral reste en effet le moyen de communication privilĂ©giĂ© pour tout ce qui est essentiel Ă la vie publique, l'Ă©crit n'ayant qu'un rĂŽle d'appoint et de retranscription. Nous sommes lĂ en prĂ©sence d'une norme sociale forte, qui veut par exemple que tout au long de l'AntiquitĂ©, au moins jusqu'Ă l'Empire, il ait Ă©tĂ© impensable qu'un orateur lise un texte. Le dĂ©bat qui tĂ©moigne d'une tension entre la parole et la communication concerne la rĂ©sistance qui s'inaugure dans le monde grec Ă ce qui est vĂ©cu comme une artificialisation de la parole. Les sophistes, vĂ©ritables professionnels de la parole, se voient accusĂ©s de manipulation dĂšs qu'ils prĂ©tendent travailler le langage, le mettre en forme pour convaincre. Ce dĂ©bat entre parole authentique et parole manipulĂ©e va traverser, jusqu'Ă aujourd'hui, toute l'histoire de la rhĂ©torique et du rapport moderne Ă la parole et au langage. Aujourdâhui mĂȘme la parole ne sort pas indemne de ce qu'elle est obligĂ©e de se donner des outils pour ĂȘtre communiquĂ©e. Plus ceux-ci Ă©loignent la parole de l'oral et du face-Ă -face, plus la suspicion gagne. C'est pourquoi, loin de s'ĂȘtre succĂ©dĂ©, les diffĂ©rents moyens de communication se sont cumulĂ©s, avec un privilĂšge maintenu pour l'oral. Pourquoi l'oral est-il supĂ©rieur ? Un phĂ©nomĂšne capital, dont aucun systĂšme d'Ă©criture connu ne conserve la trace, le fait bien apparaĂźtre. Ce phĂ©nomĂšne est l'intonation, qui stratifie souvent le discours oral en une structure hiĂ©rarchique oĂč le message principal n'est pas prononcĂ© sur le mĂȘme registre selon les propositions imbriquĂ©es les unes dans les autres au sein de la phrase. Une reproduction graphique qui, bien qu'exacte pour le reste, ne note pas l'intonation, peut paraĂźtre quasiment inintelligible. L'Ă©criture, comme l'image, est une rĂ©duction, une parole contrainte pour pouvoir durer, aller plus loin. Gain d'un cĂŽtĂ©, perte de l'autre. L'oral comme le gestuel serait plus proche de la parole, car il engage tout l'ĂȘtre dans une intonation globale. L'Ă©loge de la parole est d'abord un Ă©loge du face-Ă -face. Chacun d'entre nous est en fait confrontĂ© quotidiennement Ă une question simple en thĂ©orie quel est le moyen de communication le plus appropriĂ© pour la parole que je souhaite tenir ? On constatera que plus la parole tenue est forte, plus nous cherchons le recours, quand il est possible, au face-Ă -face. Ainsi le dĂ©bat qui s'est instaurĂ© sur les possibilitĂ©s ouvertes par les nouvelles technologies de communication reprend Ă sa façon ces anciennes questions. On sait qu'Internet a Ă©tĂ© entourĂ© de la promesse d'une meilleure communication. Nous sommes lĂ , toutefois, au cĆur d'une utopie, car ce rĂ©seau ne favorise que la communication indirecte. Sa promotion a mĂȘme longtemps reposĂ© sur une apologie Ă la fois de ce type de communication vous pourrez tout faire de chez vous, sans sortir et d'une disqualification de la rencontre directe. Les propositions de cette utopie vont mĂȘme plus loin. Du fait du dĂ©veloppement des moyens de communication, la parole serait meilleure » et la violence, liĂ©e au face-Ă -face, reculerait. L'illusion est ici Ă son comble, car au cĆur de cette utopie est tapie une croyance de nature quasi religieuse et que l'on pourrait rĂ©sumer ainsi la communication, l'usage croissant de moyens de communication, sanctifierait la parole ainsi transportĂ©e. Pourtant la rĂ©alitĂ© d'Internet est plus modeste. Le rĂ©seau remplit en fait trois fonctions bien distinctes et qui sont chacune le prolongement d'un moyen de communication plus ancien. Le courrier Ă©lectronique, dâabord, a repris les fonctions de la poste, avec une efficacitĂ© accrue mais sans changement structurel sur la nature de la parole ainsi Ă©changĂ©e. On rencontre lĂ les mĂȘmes problĂšmes que dans l'usage gĂ©nĂ©ral de l'Ă©crit qui ne peut jamais prĂ©tendre qu'au statut de complĂ©ment ou de substitut de la rencontre directe et de la parole face-Ă -face. Les sites Web, ensuite, ont certes accru notre pouvoir d'accĂ©der Ă l'information, mais le problĂšme de la qualitĂ©, de la validitĂ© et de la pertinence des informations en ligne reste posĂ©. La meilleure information reste finalement celle qui est garantie par le mĂ©diateur le plus fiable, donc le plus proche, celui en qui l'on a confiance. Enfin les forums de discussion qui organisent des Ă©changes indirects ne permettent pas toute l'ouverture de la communication que l'on avait supposĂ©e initialement. Ils servent surtout aux communautĂ©s dĂ©jĂ constituĂ©es et ne sont que de peu d'aide pour ouvrir le champ de la parole. Il s'y succĂ©derait plutĂŽt des doubles dialogues », oĂč chacun s'exprime sans forcĂ©ment Ă©couter l'autre. On peut en conclure quâil est difficile d'argumenter Ă distance avec des personnes qu'on ne connaĂźt pas, et d'ailleurs pour quoi leur dire ? Il ne suffit pas d'avoir Ă sa disposition un moyen de communication encore faut-il avoir une parole Ă transmettre. Le fĂ©tichisme qui a entourĂ© ces derniers temps la communication et ses techniques ne doit pas nous faire perdre de vue cette rĂ©alitĂ© fondamentale la parole est bien la finalitĂ© de la communication. Philippe BRETON, Ăloge de la parole, 2003 . CORRECTION Accueil du site Magister Vocabulaire Types de textes Genres littĂ©raires Explication de texte Le commentaire Texte argumentatif La dissertation Parcours Ćuvres intĂ©grales Dossiers BTS LiensĂ©pisode12 : Manipulations en entreprise 26min Culture Infos - TĂ©lĂ©rĂ©alitĂ© Henri De Labbey 2014, France Chacun d'entre nous s'est dĂ©jĂ retrouvĂ© au moins
Maintenant que le monde dans son ensemble, en tout cas les grandes puissances, se dirigent vers une technocratie, le problĂšme du mensonge en politique, ainsi que le sens des mots vĂ©ritĂ© » et rĂ©alitĂ© », doivent ĂȘtre réévaluĂ©s. Par Paul Grenier â Le 22 aoĂ»t 2021 â Source National Interest Pendant la pĂ©riode prĂ©cĂ©dant lâinvasion de lâIrak, en 2003, Washington proclamait au monde entier que lâIrak Ă©tait en possession dâarmes de destruction massive. Bien que lâadministration Bush ne disposait dâaucune preuve rĂ©elle pour Ă©tayer cette affirmation, cela ne fut pas un obstacle Ă la poursuite du plan dâaction souhaitĂ©. Les preuves nĂ©cessaires ont Ă©tĂ© inventĂ©es, et les preuves contradictoires ont Ă©tĂ© autoritairement reboutĂ©es. Lâexemple suivant est instructif. JosĂ© Bustani, le directeur fondateur de lâOrganisation pour lâinterdiction des armes chimiques OIAC, sâefforçait Ă lâĂ©poque de faire accepter lâIrak comme membre de lâOIAC, car cela aurait permis des inspections approfondies, et Bustani sâattendait pleinement Ă ce que ces inspections confirment ce que ses propres experts en armes chimiques lui avaient dĂ©jĂ dit, Ă savoir que toutes les armes chimiques de lâIrak avaient dĂ©jĂ Ă©tĂ© dĂ©truites, dans les annĂ©es 1990 aprĂšs la guerre du Golfe. La rĂ©ponse de lâadministration Bush Ă Bustani a Ă©tĂ© rapide John Bolton, alors sous-secrĂ©taire dâĂtat, lui a donnĂ© vingt-quatre heures pour dĂ©missionner ou en subir les consĂ©quences. Pour lâadministration Bush, le renversement de lâIrak Ă©tait une affaire bien trop importante pour que la vĂ©ritĂ© y fasse obstacle. Comparez cela Ă la ligne de conduite adoptĂ©e par John F. Kennedy lors de la crise des missiles cubains. La crise elle-mĂȘme a Ă©tĂ© dĂ©clenchĂ©e lorsque des avions espions amĂ©ricains ont photographiĂ© des sites de missiles SS-4 soviĂ©tiques Ă capacitĂ© nuclĂ©aire en cours dâinstallation sur le sol cubain. Contrairement aux armes chimiques irakiennes, ces armes de destruction massive Ă©taient rĂ©elles et non inventĂ©es. MalgrĂ© cette preuve factuelle, et mĂȘme si cela allait Ă lâencontre des conseils insistants de ses militaires, Kennedy refusa dâentrer en guerre. Il refusa dâenvahir Cuba, sauvant ainsi, selon toute vraisemblance, le monde de lâArmageddon. Mais il existe un point de comparaison encore plus instructif entre les deux cas Les efforts constants de Kennedy, dans le sillage de la crise des missiles de Cuba, pour tenter de comprendre lâUnion soviĂ©tique. Le discours quâil prononce en juin 1963 Ă lâAmerican University tĂ©moigne des efforts du prĂ©sident pour comprendre Ă la fois les motivations et la rĂ©alitĂ© complexe de lâadversaire soviĂ©tique. En dĂ©crivant les deux camps comme Ă©galement pris au piĂšge dâun cycle vicieux et dangereux, la suspicion dâun cĂŽtĂ© entraĂźnant la suspicion de lâautre », Kennedy montre un esprit influencĂ© par lâIliade dâHomĂšre. Il a louĂ© le peuple russe pour ses nombreuses rĂ©alisations dans les domaines de la science et de lâespace, sa croissance Ă©conomique et industrielle, sa culture et ses actes de courage ». Il a reconnu les pertes massives de lâUnion soviĂ©tique pendant la Seconde Guerre mondiale. Au lieu de dĂ©shumaniser lâadversaire de lâAmĂ©rique, il a fait le contraire ; il a soulignĂ© notre humanitĂ© commune Nous respirons tous le mĂȘme air. Nous chĂ©rissons tous lâavenir de nos enfants. Et nous sommes tous mortels ». Le contraste entre le niveau de rĂ©flexion atteint par Kennedy lors de son discours Ă lâAmerican University et les banalitĂ©s et mensonges si rĂ©guliĂšrement profĂ©rĂ©s par les prĂ©sidents amĂ©ricains depuis lors ne pourrait guĂšre ĂȘtre plus dramatique. Que sâest-il passĂ© ? Comment la qualitĂ© de la pensĂ©e et du leadership amĂ©ricains a-t-elle pu dĂ©cliner de maniĂšre aussi rapide ? Page Smith, dans son Histoire des Ătats-Unis » en huit volumes, revient Ă plusieurs reprises sur la compĂ©tition, pendant la majeure partie de lâhistoire amĂ©ricaine, entre ce quâil appelle une conscience chrĂ©tienne classique et une conscience laĂŻque dĂ©mocratique. Presque dĂšs le dĂ©but, selon Smith, la seconde lâa toujours emportĂ© sur la premiĂšre. Bien que cette Ă©tude de lâhistorien se termine avec lâadministration de Franklin D. Roosevelt, je dirais que câest Kennedy qui a briĂšvement rouvert la possibilitĂ© dâune AmĂ©rique incorporant au moins certains Ă©lĂ©ments importants de la perspective chrĂ©tienne classique. Avec lâassassinat de Kennedy, cette possibilitĂ© sâest refermĂ©e. Au moment oĂč George W. Bush et Dick Cheney sont devenus les occupants de la Maison Blanche, la conscience chrĂ©tienne classique, Ă part quelques fioritures rhĂ©toriques peu convaincantes, nâĂ©tait dĂ©jĂ plus quâun lointain souvenir. La politique, la culture et la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaines Ă©taient devenues profondĂ©ment technocratiques. La conscience sĂ©culiĂšre, prĂ©sente dĂšs le dĂ©but, a subi une transformation ; ou, peut-ĂȘtre serait-il prĂ©fĂ©rable de dire, sâest concrĂ©tisĂ©e en une technocratie implicite dans son idĂ©e mĂȘme. Sous la technocratie, la raison, voire la rationalitĂ©, ne sont plus reconnues comme ayant une valeur intrinsĂšque. Elles nâobligent plus notre accord. Au contraire, elles sont dĂ©sormais elles-mĂȘmes soumises Ă notre volontĂ©. La nature devient du mastic entre les mains de lâhomme technologique il nâest mĂȘme plus possible de parler dâ homme ». Les acteurs qui agissent au sein de la sociĂ©tĂ© technologique refusent une telle dĂ©nomination. Ce sont eux qui dĂ©cideront dĂ©sormais technologiquement de ce que nous sommes » et de qui nous sommes, jusquâau cĆur de notre existence biologique. Ce milieu culturel amĂ©ricain prĂ©sente deux aspects, deux vecteurs de fonctionnement. Dâune part, nous avons les rĂ©volutionnaires de gauche » et les adeptes des cours accĂ©lĂ©rĂ©s sur Karl Marx et Michel Foucault qui, en nombre surprenant, ont rĂ©cemment fait irruption sur les campus universitaires amĂ©ricains. Et puis nous avons, dâautre part, le nombre Ă©tonnamment Ă©levĂ© dâentreprises mondiales et, en particulier, tous les grands gĂ©ants des mĂ©dias sociaux qui, en tant que groupe, ont embrassĂ© cette rĂ©volution ». Ces derniers, en particulier, contribuent Ă discipliner le discours public afin quâil reste conforme Ă la nouvelle idĂ©ologie. Le dernier livre de Rod Dreher, Live Not By Lies, constitue une introduction utile Ă ce nouveau monde woke. La mĂ©thodologie de Dreher repose sur une vaste comparaison entre les Ătats-Unis et lâURSS/Russie. Au cours de ces comparaisons, Dreher tombe parfois lui-mĂȘme dans le piĂšge du raisonnement technologique, par inadvertance. NĂ©anmoins, son analyse est rĂ©vĂ©latrice. Elle montre comment ces entreprises et ces soldats wokes expriment une seule et mĂȘme civilisation » profondĂ©ment technocratique. Dreher prend lâUnion soviĂ©tique et ses satellites dâEurope de lâEst comme lâexemple paradigmatique dâun ordre politique fondĂ© sur le mensonge. Mais quel genre de mensonges » a-t-il Ă lâesprit ? Tout dâabord, lâathĂ©isme. Pour Dreher, la nĂ©gation par le systĂšme soviĂ©tique de la vĂ©ritĂ© de la foi chrĂ©tienne, une nĂ©gation rendue nĂ©cessaire par son credo marxiste-lĂ©niniste fondateur, le matĂ©rialisme dialectique, est majeur. Le point central, pour Dreher, est quâun systĂšme fondĂ© sur lâathĂ©isme est lui-mĂȘme, pour cette mĂȘme raison, dĂ©jĂ fondĂ© sur un mensonge. Il accorde aussi une attention considĂ©rable aux dĂ©fis moraux auxquels sont confrontĂ©s les croyants qui vivent dans une sociĂ©tĂ© qui considĂšre la foi comme dangereuse, ou en tout cas comme quelque chose qui appartient entiĂšrement au passĂ©. Dans une telle sociĂ©tĂ©, il est difficile, et parfois mĂȘme dangereux, de vivre ouvertement sa foi. Dans les annĂ©es 1920 et 1930, lorsque plusieurs milliers de prĂȘtres et de croyants orthodoxes ont Ă©tĂ© raflĂ©s et ont pĂ©ri dans le goulag de Josef Staline, le danger Ă©tait mortel. Bien quâaprĂšs la Seconde Guerre mondiale et la mort de Staline en 1953, la situation en Russie ait progressivement connu dâimportants changements qui ont considĂ©rablement facilitĂ© la vie des croyants, il nâen reste pas moins que, pendant la majeure partie de la pĂ©riode soviĂ©tique, lâexpression ouverte de la foi religieuse pouvait au minimum briser votre carriĂšre. Le deuxiĂšme exemple de vie par le mensonge » citĂ© par Dreher concerne lâexigence de conformitĂ© idĂ©ologique du systĂšme soviĂ©tique. Le matĂ©rialisme dialectique Ă©tait lâidĂ©ologie rĂ©gnante, et lâappareil du parti communiste faisait savoir quelle interprĂ©tation de cette idĂ©ologie devait ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme faisant autoritĂ©. Dans un tel systĂšme, Ă©crit Dreher, le Parti lui-mĂȘme devenait la seule source de vĂ©ritĂ© ». Les Ă©coliers devaient dire ce que lâidĂ©ologie exigeait dâeux au lieu de reflĂ©ter dans leurs papiers ce quâils pensaient honnĂȘtement. Sâappuyant sur ces deux thĂšmes, Dreher Ă©tablit une sĂ©rie de parallĂšles entre ce quâil appelle lâempire totalitaire soviĂ©tique et le totalitarisme mou » actuellement installĂ© par les rĂ©volutionnaires woke. Ces derniers partagent avec les premiers bolcheviks ce que lâon pourrait appeler une faute sociologique. Ils divisent les gens en deux catĂ©gories, les oppresseurs et les opprimĂ©s. Pour les bolcheviks, les oppresseurs Ă©taient la bourgeoisie propriĂ©taire, et les opprimĂ©s Ă©taient les pauvres sans propriĂ©tĂ©, les paysans et les ouvriers dâusine. Pour les rĂ©volutionnaires amĂ©ricains, les oppresseurs sont dĂ©sormais les chrĂ©tiens blancs, masculins et hĂ©tĂ©rosexuels, tandis que les opprimĂ©s sont les minoritĂ©s sexuelles et les personnes de couleur [et les femmes, NdSF]. Une telle pensĂ©e par catĂ©gories sociologiques entraĂźne un Ă©chec de la raison. Bien que Dreher nâutilise pas le terme, cela implique Ă©galement lâadoption du moralisme. Dreher note comment, pour une gĂ©nĂ©ration nourrie par Marx et filtrĂ©e par Foucault, la raison objective nâexiste pas. La rationalitĂ© nâest plus considĂ©rĂ©e comme Ă©galement disponible entre tous. La raison ne fait plus autoritĂ©. Ce qui compte, câest la position de pouvoir de chacun, et le pouvoir est considĂ©rĂ© comme une fonction de la catĂ©gorie oppresseurs ou opprimĂ©s Ă laquelle quelquâun appartient. La similitude avec les premiers bolcheviks est en effet trĂšs frappante. Du point de vue des praticiens actuels de la justice sociale et autres idĂ©ologies wokenistes, note Dreher, lâennemi ne peut ĂȘtre raisonnĂ©. Lâennemi ne peut quâĂȘtre vaincu. Ceux qui rĂ©sistent Ă lâimposition de nouvelles doctrines par les rĂ©volutionnaires sont, prĂ©tendument, en train de pratiquer la haine » ». Dâautre part, alors que le conformisme idĂ©ologique soviĂ©tique sâappliquait du haut vers le bas, dans le cas amĂ©ricain, il est plus distribuĂ©. Ăvoquant des thĂšmes qui rappellent lâessai controversĂ© du metteur en scĂšne russe Konstantin Bogomolov, Le viol de lâEurope », Dreher Ă©crit Le totalitarisme [occidental] dâaujourdâhui exige lâallĂ©geance Ă un ensemble de croyances progressistes, dont beaucoup sont incompatibles avec la logique â et certainement avec le christianisme. La conformitĂ© est forcĂ©e moins par lâĂtat que par les Ă©lites qui forment lâopinion publique, et par les entreprises privĂ©es qui, grĂące Ă la technologie, contrĂŽlent nos vies bien plus que nous ne voudrions lâadmettre. Les gĂ©ants des mĂ©dias sociaux de la Silicon Valley intensifient encore la menace totalitaire. Citant Edward Snowden, Dreher note que lâĂtat a dĂ©sormais accĂšs, Ă perpĂ©tuitĂ©, aux communications de chacun, et que si le gouvernement veut cibler quelquâun, il nây a plus aucune raison dâespĂ©rer que la loi soit un refuge. Le rĂ©sultat est la propagation dâun capitalisme de surveillance dans des domaines auxquels les tyrans orwelliens du bloc communiste nâauraient pu que rĂȘver », et lâĂ©mergence de ce quâil appelle un totalitarisme doux. Il est significatif que Dreher cite Ă plusieurs reprises Hannah Arendt comme autoritĂ© en matiĂšre de totalitarisme. Il cite sa thĂšse bien connue selon laquelle le totalitarisme tend Ă prendre racine dans une sociĂ©tĂ© dâindividus dĂ©racinĂ©s, solitaires et isolĂ©s. Ces individus atomisĂ©s sont des cibles faciles pour une idĂ©ologie qui offre un sens, la possibilitĂ© de faire partie dâune cause. Un autre thĂšme arendtien clĂ© est la rĂ©duction de la raison Ă un outil pour se donner de la consistance. Une idĂ©ologie, pour Arendt, est par dĂ©finition un systĂšme fermĂ© dĂ©pourvu dâouverture au mystĂšre qui est la marque de la raison classique. Selon Dreher, dans la mesure oĂč les gĂ©ants amĂ©ricains des mĂ©dias grand public et sociaux encouragent la rĂ©pĂ©tition constante de mĂšmes et de phrasĂ©ologie empruntĂ©s Ă la thĂ©orie critique des races et Ă dâautres sources de jargon progressiste, ils encouragent prĂ©cisĂ©ment une pensĂ©e idĂ©ologique. Citant Arendt, Dreher note que ce qui convainc les masses, au point oĂč elles deviennent sensibles au totalitarisme, âŠce ne sont pas les faits, ni mĂȘme les faits inventĂ©s, mais seulement la cohĂ©rence du systĂšme dont ils font vraisemblablement partie. » Aux Ătats-Unis, Ă©crit Dreher Ă un moment donnĂ©, il est difficile pour le commun des mortels de ne serait-ce quâimaginer un monde oĂč il faut constamment mentir pour simplement exister. Ă intervalles rĂ©guliers, il oppose lâURSS totalitaire » aux Ătats-Unis libres et prospĂšres ». Il entend par lĂ , bien sĂ»r, les Ătats-Unis tels quâils Ă©taient avant quâils ne soient attaquĂ©s par ce quâil appelle les Social Justice Warriors sjws, les rĂ©volutionnaires woke susmentionnĂ©s. Câest ici, cependant, que Dreher lui-mĂȘme glisse vers un certain style de pensĂ©e technocratique. Au lieu de comprendre dâabord lâensemble du phĂ©nomĂšne qui se prĂ©sente Ă lui, il sâen sert pour marquer des points et mieux vendre son rĂ©cit. Sa position de missionnaire lâemporte sur son souci de vĂ©ritĂ©. La façon dont Dreher traite le phĂ©nomĂšne de la Russie et de lâURSS tout au long du XXe siĂšcle manque de nuance et est parfois tout Ă fait rĂ©ductrice. Pour Dreher, lâensemble de lâexpĂ©rience soviĂ©tique a Ă©tĂ© uniformĂ©ment totalitaire » â comme sâil nây avait pas de diffĂ©rences importantes entre 1937 et 1967. Pour Dreher, tout au long de son existence, on nâa trouvĂ© dans lâempire soviĂ©tique que mensonges, souffrance et misĂšre matĂ©rielle. Il est vrai que lâURSS, mĂȘme aprĂšs la mort de Staline en 1953, Ă©tait, Ă bien des Ă©gards, grise elle connaissait des pĂ©nuries chroniques de produits de consommation, le service dans les magasins et les restaurants Ă©tait grossier. Il y avait, surtout dans la premiĂšre pĂ©riode, des persĂ©cutions religieuses. Les grandes Ćuvres de la philosophie religieuse russe de V. Solovyov, S. Frank, N. Berdyaev, P. Florensky, etc. ont disparu dans des archives secrĂštes. La Russie soviĂ©tique avait beaucoup de choses qui mĂ©ritaient dâĂȘtre condamnĂ©es dans des termes tels que ceux que lâon trouve en abondance dans le volume de Dreher. Du coup, le lecteur nâa guĂšre de raison de se douter quâun certain nombre de monastĂšres et dâĂ©glises ont Ă©tĂ© autorisĂ©s Ă rouvrir dans lâUnion soviĂ©tique de lâaprĂšs-guerre, ou que des Russes ordinaires ont Ă©tĂ© baptisĂ©s, et que ceux qui nâĂ©taient pas communistes et soucieux de leur carriĂšre pouvaient assister aux services religieux. La majoritĂ©, bien sĂ»r, ne souhaitait plus le faire. LâidĂ©ologie matĂ©rialiste de lâĂtat et la propagande antireligieuse ayant eu un certain impact. Sâil est indubitable que lâUnion soviĂ©tique ne possĂ©dait pas plusieurs des vĂ©ritables vertus de lâAmĂ©rique de la guerre froide, il est tout aussi vrai quâelle ne possĂ©dait pas certains des vĂ©ritables dĂ©fauts de lâAmĂ©rique. LâURSS nâĂ©tait pas un monde centrĂ© sur lâargent. Il Ă©tait plus facile de nouer des amitiĂ©s durables, et pas seulement parce que lâon avait plus de temps Ă leur consacrer. Les gens pouvaient choisir de consacrer leur vie Ă des activitĂ©s aussi inutiles â et pourtant la quintessence de lâhumain â que lâĂ©tude de la poĂ©sie ou la pratique du piano. Les classiques de la littĂ©rature russe du XIXe siĂšcle Ă©taient encore enseignĂ©s, lus et vĂ©nĂ©rĂ©s. Et puis il y a le cinĂ©ma soviĂ©tique. Quelques exemples suffiront. La nuit du carnaval 1956 et Lâironie du sort 1976 dâEldar Ryazanov sont des chefs-dâĆuvre dâhumanitĂ© et mĂȘme de joie. Andrei Rublev dâAndrei Tarkovsky, sorti en 1971 bien quâil ait Ă©tĂ© Ă©ditĂ©, Ă©tait imprĂ©gnĂ© dâun sens tragique et dâune beautĂ© spirituelle. Pendant une grande partie de la pĂ©riode soviĂ©tique, les Ă©missions de radio, de tĂ©lĂ©vision et de théùtre destinĂ©es aux enfants Ă©taient remarquables par leur chaleur et leur bon goĂ»t. Le contraste binaire de Dreher incarne prĂ©cisĂ©ment une logique technocratique de simplification excessive. Le philosophe italien Augusto Del Noce a notĂ© que, du point de vue de la civilisation technologique dirigĂ©e par lâOccident, la rĂ©volution marxiste en Russie Ă©tait considĂ©rĂ©e globalement comme une chose positive, infiniment prĂ©fĂ©rable Ă lâordre tsariste antĂ©rieur, avec sa foi chrĂ©tienne embarrassante et son manque de dĂ©mocratie. Le matĂ©rialisme marxiste permettrait Ă la Russie dâ Ă©voluer » progressivement dans la direction nĂ©cessaire. En fin de compte, lâOccident, grĂące Ă ses attraits supĂ©rieurs, surmontera le marxisme en sâappropriant les cĂŽtĂ©s nĂ©gatifs du marxisme tout en abandonnant lâhumanisme rĂ©siduel du marxisme. DĂ©jĂ en 1969, Del Noce Ă©crivait que la sociĂ©tĂ© technologique occidentale imitait la mĂ©thode marxiste dans le sens oĂč elle rejetait ce que Marx avait rejetĂ© â en premier lieu le christianisme et Platon. Par contre, la sociĂ©tĂ© technologique va Ă lâencontre du marxisme en instituant un individualisme absolu. Une telle inversion donne Ă la civilisation technologique la fausse apparence dâĂȘtre une dĂ©mocratie » et la continuitĂ© de lâesprit du libĂ©ralisme. » Live Not By Lies de Dreher prĂ©sente le thĂšme classique dâune guerre froide entre un Ouest essentiellement bon et libre et un Est essentiellement mauvais et pas libre. Cela rend dâautant plus choquant le fait quâun des interlocuteurs hongrois de Dreher observe que les trente prĂ©cĂ©dentes annĂ©es de libertĂ© » ont dĂ©truit plus de mĂ©moire culturelle en Hongrie que toute autre Ă©poque prĂ©cĂ©dente. Ce que ni le nazisme ni le communisme nâont pu faire, le capitalisme libĂ©ral victorieux lâa fait », lui dit un professeur hongrois. LâidĂ©e libĂ©rale occidentale a abouti Ă un dĂ©racinement plus complet de la personne du passĂ© et de ses traditions, y compris de la religion » que ce que lâĂšre communiste avait rĂ©ussi Ă faire. De mĂȘme, Timo Krizka, cinĂ©aste slovaque et chroniqueur de la persĂ©cution des fidĂšles Ă lâĂ©poque communiste, a dĂ©clarĂ© que la prospĂ©ritĂ© et la libertĂ© occidentales â la libertĂ© telle que lâOccident la dĂ©finit â nâavaient pas grand-chose Ă voir avec les aspirations de ces chrĂ©tiens quâil avait fini par admirer. Ils avaient trouvĂ© un sens mĂȘme Ă leurs souffrances et vivaient dans la joie malgrĂ© le peu quâils possĂ©daient. Ce que Krizka a dĂ©couvert, Ă©crit Dreher, câest que lâidĂ©e libĂ©rale sĂ©culaire de la libertĂ© si populaire en Occident ⊠est un leurre ». Il sâest avĂ©rĂ© que le fait de se libĂ©rer de tout engagement contraignant envers Dieu, le mariage, la famille est un chemin vers lâenfer ». Cela renverse le thĂšme narratif prĂ©cĂ©dent de Dreher. Le mouvement qui sâĂ©loigne du mensonge » et qui, comme on nous lâavait laissĂ© entendre, avait un caractĂšre spatial â un mouvement qui sâĂ©loigne de lâEst de la longue main de Moscou », du communisme, de la Russie, etc. et qui se dirige vers lâOccident, idĂ©alement vers les Ătats-Unis, sâavĂšre plutĂŽt ĂȘtre de nature civilisationnelle. Bien sĂ»r, Dreher nous dit que lâOccident lui-mĂȘme Ă©volue dans des directions analogues Ă lâancien ordre communiste. Câest bien le cas. Mais nous voyons maintenant un point trĂšs diffĂ©rent Ă©merger. Le cĆur mĂȘme de lâidĂ©al de la civilisation libĂ©rale, un idĂ©al, de plus, trĂšs ancien en Occident, sâavĂšre, selon Dreher, ĂȘtre un mensonge. Dreher cite le travail du philosophe catholique Michael Hanby, lâun des critiques les plus perspicaces de la modernitĂ© libĂ©rale. Hanby dĂ©crit ce qui pourrait sâavĂ©rer ĂȘtre le fil conducteur reliant le dĂ©tournement actuel de lâOccident rĂ©volutionnaire de la nature biologique, de toute forme traditionnelle, et son apparente adhĂ©sion Ă une nouvelle utopie » technologique aux qualitĂ©s dystopiques Ă©videntes. Les deux mouvements trouvent leur source ultime dans cette habitude de pensĂ©e qui a dĂ©fini la modernitĂ© libĂ©rale pendant des siĂšcles le mythe du progrĂšs et la science conçue comme le moteur de ce progrĂšs. Pour Hanby, la rĂ©volution sexuelle en constante Ă©volution est au fond, la rĂ©volution technologique et sa guerre perpĂ©tuelle contre les limites naturelles appliquĂ©es extĂ©rieurement au corps et intĂ©rieurement Ă la comprĂ©hension de soi ». Le dĂ©fi que la pensĂ©e technocratique pose Ă la notion de vĂ©ritĂ© et de mensonge est fondamental. La perspective technologique se dĂ©veloppe Ă partir du positivisme implicitement ou explicitement adoptĂ©, sinon par toute la science » occidentale en tant que telle certainement pas par toute la physique ou la science cognitive occidentale, du moins par le scientisme qui est Ă la mode dans le monde occidental Ă©duquĂ© depuis au moins le dĂ©but du XIXe siĂšcle. Pour la science ainsi comprise, la connaissance ne peut avoir de valeur que dans la mesure oĂč elle sert des fins pratiques. Mais si seul ce qui est du domaine de la rĂ©alitĂ© matĂ©rielle est reconnu comme rĂ©el, alors ce qui est privilĂ©giĂ© par rapport Ă tout le reste est la transformation de la matiĂšre, une transformation orientĂ©e vers un contrĂŽle toujours plus grand. Une autre consĂ©quence est la nĂ©gation de la mĂ©taphysique et lâaffaiblissement de la tradition. Del Noce aide Ă clarifier pourquoi cela doit ĂȘtre le cas. Si la notion platonicienne de vĂ©ritĂ© qui nâest que mĂ©taphysique » ne fait plus autoritĂ© et si, par consĂ©quent, la vĂ©ritĂ© ne peut plus ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme Ă©tant au-dessus de nous, alors pourquoi devrions-nous la rĂ©vĂ©rer, pourquoi la considĂ©rer comme quelque chose de sacrĂ© ? La sociĂ©tĂ© technologique rejette toute rĂ©vĂ©rence de ce genre. Notez, cependant, ce qui se passe ensuite. Une vĂ©ritĂ© aussi banalisĂ©e devient rapidement ennuyeuse. DâoĂč lâadoration de la nouveautĂ©, dâoĂč la destruction joyeuse de toute tradition, qui est en soi la seule tradition » encore honorĂ©e par lâhomme technocratique. Certes, bien avant le dĂ©but du XIXe siĂšcle, la pensĂ©e occidentale Francis Bacon, Niccolo Machiavel, John Locke et leurs hĂ©ritiers avait dĂ©jĂ rejetĂ© la nature telle quâelle Ă©tait comprise par les traditions de la pensĂ©e aristotĂ©licienne et platonicienne et les formes de christianisme de lâOrient et de lâOccident influencĂ©es par celles-ci. Dans cette conception antĂ©rieure, non technocratique, de la nature, toutes les choses créées ont une orientation significative vers leur forme idĂ©ale, ou telos. Câest leur nature. En lâabsence dâune forme juste pour quoi que ce soit, en lâabsence de nature, comme lâa Ă©galement reconnu Martin Heidegger, tout ce qui reste est de la matiĂšre nue au sens dâune ressource » attendant dâĂȘtre modelĂ©e par une volontĂ© extĂ©rieure. Lâordre technocratique est profondĂ©ment volontariste. Si ce que nous savons du monde nâest pas conditionnĂ© ou limitĂ© par ce que les choses sont, dans leur nature mĂȘme, alors quâest-ce qui nous empĂȘche de remplacer ce quâon appelait la nature par ce que nous fabriquons nous-mĂȘmes ? Quâest-ce qui nous dissuade de supposer que ce qui existe de plus fondamental » est ce que nous fabriquons nous-mĂȘmes ? Du point de vue du mode de connaissance technologique, comme lâa soulignĂ© le philosophe canadien George Grant, les processus de connaissance » et de fabrication » commencent Ă se confondre. Sous la technocratie, lâĂ©tat dâesprit technologique atteint son apogĂ©e dĂ©sormais, le sens mĂȘme de la vĂ©ritĂ© change, tout comme la notion de mensonge. La vĂ©ritĂ© est ce que nous fabriquons. Ce que lâon appelait autrefois un mensonge peut ĂȘtre considĂ©rĂ© maintenant comme une simple Ă©tape de ce processus de fabrication. La connaissance technologique ne nous laisse plus que deux façons dâĂȘtre dans le monde le contrĂŽle ou le conflit. Il nâest plus possible de simplement laisser ĂȘtre » ce qui nâest pas entiĂšrement sous notre contrĂŽle. Tout comme la vĂ©ritĂ© ne suscite plus de rĂ©vĂ©rence, les choses », quelles quâelles soient â arbres, nations, rochers, visages humains â ne suscitent pas non plus de rĂ©vĂ©rence. Comme le dit Grant, tout ce que nous pouvons devoir, au sens dâun devoir ou dâune obligation nĂ©cessaire envers un autre ĂȘtre, est toujours provisoire par rapport Ă ce que nous dĂ©sirons crĂ©er ». En dâautres termes, ce qui est dĂ» » Ă quelque chose est toujours dâabord soumis Ă notre propre volontĂ©. La volontĂ© technocratique est autonome et libre » spĂ©cifiquement dans le sens oĂč elle nâest pas entravĂ©e par un ordre, un telos ou une obligation antĂ©rieurs. Le rationaliste de style kantien rĂ©pondrait, bien sĂ»r, que les lignes de dĂ©marcation, les principes limitatifs, sont, aprĂšs tout, fixĂ©s ici par lâautonomie et la dignitĂ© a priori de chaque sujet, ou personne. Mais quelle est la source de cette dignitĂ© ? Câest que nous sommes des crĂ©atures capables de concevoir notre propre loi. Et pour cette loi ainsi comprise, faut-il autre chose que la cohĂ©rence ? Dans sa forme moderne et vulgarisĂ©e, la grandeur de la pensĂ©e dâEmmanuel Kant produit le prĂ©tendu ordre fondĂ© sur des rĂšgles » sur lequel les Ătats-Unis fondent la lĂ©gitimitĂ© de leur vision de lâordre international. Mais un tel ordre » se passe du droit, et ce dans plusieurs sens. Comme je lâai soutenu ailleurs, un ordre fondĂ© sur le droit exige prĂ©cisĂ©ment la permanence et la disponibilitĂ© de la vĂ©ritĂ© â au minimum une capacitĂ© Ă dĂ©terminer de maniĂšre fiable ce qui nâest pas vrai. Câest prĂ©cisĂ©ment cette capacitĂ© qui nâexiste plus dans lâordre technocratique. Si la rĂ©alitĂ© et la vĂ©ritĂ© peuvent ĂȘtre créées, fabriquĂ©es, alors le waterboarding peut servir de moyen suffisamment fiable de dĂ©couverte juridique. Le waterboarding, en tant que moyen dâinterroger les prisonniers amĂ©ricains, est devenu populaire bien avant toute apparition de la gauche woke » dans la vie amĂ©ricaine. Cela nous amĂšne Ă une omission notable dans le rĂ©cit de Dreher sur ce que signifie ne pas vivre de mensonges ». Lâinstrumentalisation de la raison est en effet une pratique rĂ©pandue parmi ceux que Dreher appelle les Social Justice Warriors susmentionnĂ©s. Lâutilisation, ou plutĂŽt lâabus de la raison nâest cependant pas une invention originale des sjws. Câest depuis longtemps un trait caractĂ©ristique de la modernitĂ© libĂ©rale en tant que telle. En mĂȘme temps, dans le dĂ©veloppement historique actuel du technologisme volontariste, câest lâĂtat amĂ©ricain de sĂ©curitĂ© nationale qui a affinĂ© cette approche en faisant de cette instrumentalisation de la raison lâoutil le plus vital de son arsenal. Le rĂ©sultat a Ă©tĂ© ces manipulations de lâinformation » qui ont remplacĂ© ce quâon appelait autrefois les nouvelles ». En effet, ces manipulations de lâinformation ne sont plus le fait dâune seule agence, mais de lâensemble du gouvernement et mĂȘme de lâensemble du bloc politique. Alors pourquoi blĂąmer Black Lives Matter ? Si la majestĂ© de la loi » â reprĂ©sentĂ©e par lâĂtat lui-mĂȘme, mĂȘme si lâĂtat, sans le reconnaĂźtre, a corrompu le sens mĂȘme de la loi â modĂšle pour le reste de la sociĂ©tĂ© dâune imposition volontariste de sa volontĂ©, pourquoi ĂȘtre surpris lorsque les citoyens dâun tel gouvernement imitent de maniĂšre radicale ce que lâĂtat lui-mĂȘme a dĂ©jĂ bĂ©ni ? Si la loi modĂšle le volontarisme comme la forme idĂ©ale aujourdâhui technologiquement comprise de la raison » moderne, pourquoi sâĂ©tonner que la raison » des citoyens soit Ă©galement corrompue ? Il ne sâagit en aucun cas de prendre le parti des wokes. Leur dĂ©fense moralisatrice de catĂ©gories toujours nouvelles dâopprimĂ©s sâauto-dĂ©truit de toute façon. Dâune part, Dreher dĂ©crit avec prĂ©cision leur cynisme rĂ©volutionnaire vis-Ă -vis de la vĂ©ritĂ© », leur rejet de la raison ». Dâautre part, il se peut que les rĂ©volutionnaires aient parfois raison de voir clair dans les tromperies dâun pouvoir qui se cache derriĂšre un ersatz de raison » â Foucault, aprĂšs tout, nâavait pas entiĂšrement tort. Le problĂšme est le suivant mĂȘme les biens rĂ©els que les sjws peuvent occasionnellement dĂ©fendre deviennent finalement sans dĂ©fense dĂšs que leur propre logique est adoptĂ©e. Comme lâa dit Schindler La dignitĂ© humaine repose sur le fait que, lorsque lâordre social sâeffondre, face Ă lâoppression et Ă la force aveugle du pouvoir, on peut toujours se positionner par rapport Ă la vĂ©ritĂ©. Mais si le fondement ultime de la vĂ©ritĂ© est lui-mĂȘme suspendu⊠alors il nây a pas dâendroit oĂč se tenir. Arendt, bien connue pour ses Ă©tudes sur le totalitarisme, est moins souvent considĂ©rĂ©e comme une personne prĂ©occupĂ©e par la transformation des Ătats-Unis en un tel systĂšme idĂ©ologique. Bien quâelle nâait peut-ĂȘtre pas utilisĂ© le terme technocratie », Arendt Ă©tait trĂšs prĂ©occupĂ©e par une tendance au sein de la haute politique amĂ©ricaine qui abandonnait son souci de la rĂ©alitĂ©, et donc son engagement envers lâordre factuel qui existe indĂ©pendamment de notre volontĂ©. Dans son commentaire sur les Pentagon Papers, par exemple, Arendt note que les hauts fonctionnaires de lâexĂ©cutif substituaient rĂ©guliĂšrement au monde factuel un monde quâils avaient simplement fabriquĂ©, un monde basĂ© sur les apparences. Arendt a fait allusion Ă des prĂ©occupations similaires lorsquâelle a Ă©crit, dans son essai intitulĂ© VĂ©ritĂ© et politique », que âŠenfin, et câest peut-ĂȘtre le plus troublant, si les mensonges politiques modernes sont si gros quâils nĂ©cessitent un rĂ©arrangement complet de toute la texture factuelle â la crĂ©ation dâune autre rĂ©alitĂ©, pour ainsi dire, dans laquelle ils sâinsĂ©reront sans couture, fissure ou cassure, exactement comme les faits sâinsĂšrent dans leur propre contexte original â quâest-ce qui empĂȘche ces nouvelles histoires, images et non-faits de devenir un substitut adĂ©quat Ă la rĂ©alitĂ© et Ă la factualitĂ© ? Y a-t-il des raisons suffisantes pour supposer que, dĂ©jĂ ici, Arendt pensait non seulement aux rĂ©gimes infĂąmes des annĂ©es 30 en Allemagne et en URSS, mais aussi aux Ătats-Unis tels quâils Ă©voluaient dĂ©jĂ Ă son Ă©poque ? Au moment oĂč elle Ă©crit cet essai, en 1967, deux mensonges majeurs se sont dĂ©jĂ institutionnalisĂ©s aux Ătats-Unis, mĂȘme si lâun sâavĂšre plus rĂ©ussi que lâautre. Le premier concerne la guerre du Vietnam. Les nombreux mensonges qui ont rendu cette guerre possible ont finalement Ă©tĂ© rendus publics lorsque Daniel Ellsberg a divulguĂ© les Pentagon Papers » en 1971. Arendt a consacrĂ© une attention considĂ©rable Ă ce rapport et Ă lâobsession malsaine de lâexĂ©cutif pour la fabrication dâimages . Dâautre part, les mensonges entourant les assassinats des annĂ©es 1960 nâavaient pas encore, Ă lâĂ©poque, Ă©tĂ© rendus entiĂšrement publics, et ils ne le sont toujours pas. En ce qui concerne lâassassinat de John F. Kennedy, Arendt, dans sa derniĂšre interview, en octobre 1973, remarquait Je pense que le vĂ©ritable tournant dans toute cette affaire a Ă©tĂ© en effet lâassassinat du prĂ©sident. Peu importe comment vous lâexpliquez et peu importe ce que vous savez ou ne savez pas Ă ce sujet, il est tout Ă fait clair que maintenant, vraiment pour la premiĂšre fois dans une trĂšs longue pĂ©riode de lâhistoire amĂ©ricaine, un crime direct a interfĂ©rĂ© avec le processus politique. Et cela a en quelque sorte changĂ© le processus politique. Sa dĂ©claration cela a en quelque sorte changĂ© le processus politique » est remarquable. Elle fait rĂ©fĂ©rence Ă la naissance de lâutilisation systĂ©matique du mensonge » qui change la rĂ©alitĂ© dans la politique amĂ©ricaine, lâutilisation dâune technologie capable dâassurer la crĂ©ation rĂ©ussie dâune nouvelle rĂ©alitĂ© qui peut, comme Arendt lâa dit, se substituer Ă la rĂ©alitĂ© et la factualitĂ©. » Dans cette mĂȘme interview, Ă la question de savoir ce qui motive lâarrogance du pouvoir » de lâexĂ©cutif, elle rĂ©pond Câest vraiment la volontĂ© de dominer, pour lâamour du ciel. Et jusquâĂ prĂ©sent, cela nâa pas rĂ©ussi, car je suis toujours assise avec vous Ă cette table et je parle assez librement ⊠dâune certaine maniĂšre, je nâai pas peur. » Dans le sillage de lâassassinat â je devrais dire les assassinats, car les dĂ©cĂšs de John F. Kennedy, Robert Kennedy et Martin Luther King faisaient bien sĂ»r tous partie de la mĂȘme sĂ©rie â lâatmosphĂšre spirituelle et intellectuelle des Ătats-Unis a subi un changement radical. Lâhumaniste de formation classique, pourtant dĂ©jĂ une raretĂ©, a tout simplement disparu de la politique amĂ©ricaine. Le sexe, drogue et rock-and-roll », le mysticisme, Tolkien, bien que de maniĂšre trĂšs diffĂ©rente, ont Ă©galement servi Ă dĂ©tourner beaucoup dâautres personnes du contact avec la vraie politique. Ceux qui Ă©taient encore attirĂ©s par la politique ne pouvaient ĂȘtre que de deux types. Lâun Ă©tait lâ idĂ©aliste » Ă la Ronald Reagan qui embrassait une version fantaisiste de lâAmĂ©rique et du monde en gĂ©nĂ©ral. Lâautre Ă©tait le rĂ©aliste autoproclamĂ©, le technocrate. Arendt, dans ses rĂ©flexions sur les Pentagon Papers, a dĂ©crit ces technocrates et rĂ©solveurs de problĂšmes » comme des hommes intelligents qui, Ă un degrĂ© plutĂŽt effrayant », sont au-dessus de tout sentimentalisme. Ils mentent systĂ©matiquement, non pas parce quâils manquent de toute intĂ©gritĂ©, mais simplement parce que cela leur donne un cadre dans lequel ils peuvent travailler. » Le divorce total entre lâacte et sa signification profonde crĂ©e en effet le cadre idĂ©al pour un travail sans fin. Ce mĂȘme type psychologique en est venu progressivement Ă occuper tous les bureaux de tous les buildings des think tanks de Washington et de Crystal City. Ce sont eux qui, aprĂšs la chute de lâUnion soviĂ©tique, ont Ă©laborĂ© les plans visant Ă dĂ©cimer une demi-douzaine de pays au Moyen-Orient et en Asie centrale, aprĂšs lâavoir dĂ©jĂ fait en Asie de lâEst et en AmĂ©rique centrale des annĂ©es 1960 aux annĂ©es 1980. Ce sont eux qui ont parsemĂ© leurs discours de bons mots tels que Tous les dix ans environ, les Ătats-Unis doivent prendre un petit pays minable et le jeter contre le mur, juste pour montrer au monde que nous sommes sĂ©rieux ». Rien ne fournit une base plus vigoureuse pour lâaction et le contrĂŽle que la peur, et les technocrates se mettent donc volontiers Ă crĂ©er les menaces qui suscitent cette peur toujours si utile. On pourrait continuer ainsi. Dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, lâimpact de ces assassinats a Ă©tĂ© le suivant il a contribuĂ© Ă lâĂ©mergence dâune culture amĂ©ricaine qui, si elle nâest pas littĂ©ralement terrifiĂ©e par la pensĂ©e, lâĂ©vite au moins autant quâil est humainement possible. Il est plus sĂ»r de sâen tenir au scĂ©nario prĂ©-approuvĂ©. Maintenant que le monde dans son ensemble, ou en tout cas les grandes puissances, adoptent la technocratie, le problĂšme du mensonge en politique, ainsi que la signification de la vĂ©ritĂ© » et de la rĂ©alitĂ© », doivent ĂȘtre réévaluĂ©s. Il ne suffit plus de critiquer le mensonge en termes moraux. Seule une critique philosophique et thĂ©ologique peut avoir un espoir dâadĂ©quation avec le dĂ©fi que reprĂ©sente la technocratie, notre nouvelle anti civilisation mondiale. Une fois que le savoir technologique devient omniprĂ©sent, la rĂ©alitĂ© » ne peut plus agir comme une limite ou une discipline contre le mensonge. Entre lâassassinat de Kennedy et aujourdâhui, en ce milieu dâannĂ©e 2021, il y a eu de nombreux cas de crĂ©ation technocratique de nouvelles rĂ©alitĂ©s » englobantes accomplies par lâutilisation de ce que lâon appelait autrefois des mensonges ». Le Russiagate vient certainement Ă lâesprit. Tout comme lâopĂ©ration Timber Sycamore en Syrie. Tout comme ce fameux suicide dans une prison de New York, en aoĂ»t 2019, dâune personne Ă©galement apparemment liĂ©e aux milieux du renseignement [Epstein, NdT]. Nous nâavons ni le temps ni lâespace pour dĂ©velopper tous ces exemples ici, et de toute façon, il serait inutile de le faire, sauf, peut-ĂȘtre, dans une nouvelle itĂ©ration du Samizdat. LâEmpire romain a persistĂ© pendant des siĂšcles sans aucune dĂ©votion notable Ă la vĂ©ritĂ©. Câest en tout cas lâavis de Simone Weil [la philosophe, NdSF]. La Rome antique a dĂ©montrĂ© lâefficacitĂ© de la combinaison du pouvoir absolu, dâune part, et du maintien dâune rĂ©putation de grandeur, dâautre part. Cette mĂ©thode de domination humaine reposait sur une abondante autopromotion complĂ©tĂ©e par un systĂšme de propagande omniprĂ©sent. Cette mĂȘme propagande Ă©tait dâautant plus convaincante quâelle suscitait lâeffroi par lâusage massif de la force dĂ©ployĂ©e contre quiconque y rĂ©sistait. Dans ses RĂ©flexions sur les origines de lâhitlĂ©risme, Weil a trouvĂ© dans la Rome antique lâinspiration originelle de cette puissance qui, au moment mĂȘme oĂč elle Ă©crivait, terrorisait la France et la majeure partie du reste du continent europĂ©en. La Rome antique Ă©tait avant tout un systĂšme volontariste, mĂȘme si ce nâĂ©tait pas, du moins au sens de ce terme que nous avons explorĂ© plus haut, un systĂšme technocratique. Certes, sa conception de la nature et de la science diffĂ©rait grandement de celle de la GrĂšce antique. Ce qui prĂ©occupait Rome avant tout, selon Weil, câĂ©tait son prestige. Toutes ces cruautĂ©s [le traitement rĂ©servĂ© par Rome Ă Carthage, entre autres massacres] constituaient le moyen dâĂ©lever son prestige. Le principe central de la politique romaine ⊠était de maintenir son propre prestige dans toute la mesure du possible, et quel quâen soit le prix. » Plus loin dans lâessai, elle ajoute que rien nâest plus essentiel Ă une politique fondĂ©e sur le prestige que la propagande. » Je me demande souvent si, si Simone Weil Ă©crivait aujourdâhui, elle aurait vu dans les Ătats-Unis le digne successeur de la Rome antique. Certains indices, parsemĂ©s dans ses Ă©crits, laissent penser quâelle aurait pu ĂȘtre encline Ă aller dans ce sens. Dans A Propos de la question coloniale », elle Ă©crit Nous savons bien quâil existe un grave danger dâamĂ©ricanisation de lâEurope aprĂšs la guerre, et nous savons ce que nous perdrions si cela devait arriver. Ce que nous devrions perdre, câest cette partie de nous-mĂȘmes qui sâapparente Ă lâOrient. ⊠il semble que lâEurope ait pĂ©riodiquement besoin de contacts authentiques avec lâEst afin de rester spirituellement vivante⊠lâamĂ©ricanisation de lâEurope conduirait Ă lâamĂ©ricanisation du monde entier. Weil sâinquiĂšte que la domination de lâAmĂ©rique aprĂšs la guerre signifie que lâhumanitĂ© dans son ensemble perdra son passĂ©. » Ce que Weil craignait sâest presque dĂ©jĂ produit. Certes, que ce soit lâAmĂ©rique ou un autre pays qui agisse comme moteur de lâordre technocratique nâa, en fin de compte, que peu dâimportance. Tant quâune grande puissance â les Ătats-Unis, la Chine, la Russie, lâAllemagne, etc. â adopte la technocratie, cela dĂ©clenche un mĂ©canisme de rĂ©troaction qui rend presque impossible pour toute autre nation de faire un choix civilisĂ©. Aujourdâhui, la Russie craint clairement que le rejet de lâapproche technologique ne fasse dâelle une proie facile pour les prĂ©dateurs extĂ©rieurs, et son alliance croissante avec la Chine nâest guĂšre propice Ă lâabandon de la technocratie. Et pourtant, de toutes les grandes puissances, seule la Russie a les moyens historiques de sâengager rĂ©solument dans une autre direction. Il fut un temps, qui semble sâĂȘtre achevĂ© au milieu de lâadministration Trump, oĂč les conseillers du Kremlin conseillaient dâembrasser la tradition russe, influencĂ©e par le christianisme byzantin, dâune rationalitĂ© fondĂ©e sur la mĂ©taphysique. Ils ont fait valoir quâun tel traditionalisme constituerait un exemple attrayant, tant Ă lâintĂ©rieur quâĂ lâextĂ©rieur de la Russie, et quâil aurait lâavantage supplĂ©mentaire de relier la politique russe Ă quelque chose que de nombreux Russes ordinaires pourraient respecter et pour lequel ils Ă©prouveraient de lâaffection. Le problĂšme de la conciliation de la politique â en particulier dâune politique qui embrasse la vĂ©ritĂ© â et de la nĂ©cessitĂ© pour un public de ressentir une affection authentique pour son pays et son passĂ©, est apparu au grand jour dans de nombreux pays ; aux Ătats-Unis, il est au cĆur mĂȘme dâune crise nationale. En attendant, le rĂ©sultat de ces efforts des conseillers du Kremlin reste, au mieux, assez ambigu. Les politiciens sont des pragmatiques. Ce qui nâapporte pas de rĂ©sultats est gĂ©nĂ©ralement rejetĂ©, et les ouvertures vers le monde extĂ©rieur fondĂ©es sur la tradition » nâont rien apportĂ© Ă la Russie. Est-il possible de terminer sur une note dâespoir ? Je ne peux pas parler pour la Chine. Dâailleurs, je ne peux pas non plus parler pour lâAngleterre, lâAllemagne ou la France. Quoi quâil en soit, ce que jâai vu de la Russie dâaujourdâhui suffit Ă entretenir lâespoir que, si les Ătats-Unis ou toute autre grande puissance amorçait de maniĂšre inattendue une rupture avec le projet technocratique, pour embrasser au contraire la tradition de la rationalitĂ© qui considĂšre la vĂ©ritĂ© comme sacrĂ©e, il y a de bonnes chances, dĂšs aujourdâhui, quâelle soit accueillie par la rĂ©ciprocitĂ© de la Russie et, le cas Ă©chĂ©ant, par le pardon. Nous devons, bien sĂ»r, mettre de cĂŽtĂ© les notions romantiques sur les Russes. Certains sont matĂ©rialistes. Certains sont des technocrates. Certains sont des tricheurs. Comme tout autre peuple, les Russes ont beaucoup de dĂ©fauts. Pourtant, il reste en Russie un contingent non nĂ©gligeable de personnes qui nâont pas encore oubliĂ© leur tradition millĂ©naire et qui murmurent parfois, avec Ă©motion, la phrase Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons Ă ceux qui nous ont offensĂ©s ». Ces personnes, que lâon appelle des chrĂ©tiens, ont encore au moins une base solide sur laquelle sâappuyer en Russie. Pouvons-nous en dire autant en Occident ? Paul R. Grenier est le prĂ©sident et fondateur de Centre Simone Weil pour la philosophie politique Traduit par Wayan, relu par HervĂ©, pour le Saker Francophone
DeuxiĂšmeracine de la post-vĂ©ritĂ©, la naissance de lâindustrie du mensonge. La professionnalisation des stratĂ©gies de communication et de lobbying a son revers : lâefficacitĂ© accrue des tentatives de manipulation Ă destination des publics, par mĂ©dias in terposĂ©s.
...Sous prĂ©texte dâun questionnement ouvert, lâexposition Celtique ? » qui se tient au MusĂ©e de Bretagne du 18 mars 2022 au 4 dĂ©cembre 2022, procĂšde en rĂ©alitĂ© Ă une manipulation nationaliste des esprits qui, bien que dĂ©noncĂ©e Ă plusieurs reprises â arguments Ă lâappui â, ne suscite toujours pas, pour lâinstant, les rĂ©actions publiques qui sâimposent. La manipulation Une fausse question Lâexposition Celtique ? » du MusĂ©e de Bretagne prĂ©tend questionner lâidentitĂ© celtique de la Bretagne »[1], ce qui serait trĂšs intĂ©ressant si ce nâĂ©tait un artifice tout questionnement peut, en effet, sâavĂ©rer intellectuellement constructif[2]. Pour ma part, en tant quâenseignant-chercheur, je passe mon temps Ă me poser des questions, Ă Ă©mettre des hypothĂšses et Ă douter. Je suis donc particuliĂšrement ouvert au questionnement. Mais, Ă travers cette exposition, le MusĂ©e de Bretagne tente de faire passer pour un questionnement » ce qui nâest, en vĂ©ritĂ©, quâune dĂ©monstration biaisĂ©e, contraire Ă la dĂ©ontologie scientifique et irrespectueuse du public. Une vraie tromperie Jâai montrĂ©, dans un billet publiĂ© le 29 juin sur le Club de Mediapart, en quoi rĂ©sidait la malhonnĂȘtetĂ© intellectuelle de lâexposition[3]. Voici, pour mĂ©moire, un rĂ©sumĂ© de mes principaux arguments Il est malhonnĂȘte, de dire que câest le mouvement breton qui est allĂ© chercher la celtitude en rĂ©alitĂ©, elle est accolĂ©e aux Bretons depuis le Haut Moyen Ăge. Le mouvement breton sâest surtout efforcĂ© de retourner le stigmate. Il est malhonnĂȘte de ne mentionner que lâutilisation qui a Ă©tĂ© faite de la celtitude par les nationalistes bretons, sans Ă©voquer lâutilisation qui a Ă©tĂ© faite de la celtitude par le nationalisme français dâĂtat, fondĂ©e sur des idĂ©es racistes, enseignĂ©e dans les Ă©coles pendant des gĂ©nĂ©rations, et reprise aujourdâhui par lâextrĂȘme droite. Il est tendancieux dâĂ©crire que câest le nationalisme revanchard qui va relever la France aprĂšs la guerre ». Il est faux de dire quâil nây a pas de filiation directe entre les faits culturels dâaujourdâhui et ceux des populations de lâAntiquitĂ© alors quâil existe une filiation linguistique directe entre les langues celtiques contemporaines et les langues celtiques de lâantiquitĂ©. Il est contraire Ă toute dĂ©ontologie de dissimuler sciemment les travaux scientifiques qui contredisent le propos de lâexposition, notamment ceux du fameux ethnologue Donatien Laurent. Il est malhonnĂȘte dâutiliser un jeu pipĂ© pour glisser astucieusement des idĂ©es inexactes dans lâesprit du public. Des lanceurs dâalerte Au moins trois alertes successives ont Ă©tĂ© lancĂ©es au sujet de cette exposition Le 20 mai 2022, le musicien Alan Stivell, parrain de lâexposition, retire son parrainage en dĂ©nonçant sur Facebook une manipulation des esprits »[4]; Le 29 juin, jâalerte sur une manipulation idĂ©ologique au MusĂ©e de Bretagne » Ă travers le billet que je viens de citer, publiĂ© sur le Club de Mediapart[5]; Le 23 juillet, Yann-Vadezour ar Rouz dĂ©nonce une stigmatisation de lâidentitĂ© bretonne » sur le site Justice pour nos langues »[6]. Jâignore lâĂ©cho que les autres alertes ont rencontrĂ© mais, pour ma part, jâai reçu un nombre inhabituellement Ă©levĂ© de rĂ©actions â toutes positives â Ă mon billet. Si certaines Ă©manaient du grand public, beaucoup dâautres provenaient de la communautĂ© scientifique ethnologues, archĂ©ologues et, mĂȘme, membres du comitĂ© scientifique de lâexposition ou du MusĂ©e de Bretagne. Barry Cunliffe, en particulier, archĂ©ologue de rĂ©putation mondiale que je ne connaissais pas personnellement, mâa fait lâhonneur de mâĂ©crire en ces termes Plusieurs personnes que je connais ont visitĂ© [cette exposition] et ont Ă©tĂ© trĂšs mĂ©contentes du ton partial de la prĂ©sentation. Je suis trĂšs heureux dâavoir votre opinion rĂ©flĂ©chie. Je comprends maintenant parfaitement pourquoi il y a eu du mĂ©contentement. Il est vraiment dommage que les autoritĂ©s du musĂ©e nâaient pas saisi lâoccasion dâencourager un dĂ©bat sĂ©rieux et ouvert dâesprit[7]. » Toutes ces rĂ©actions privĂ©es mâont confortĂ© dans mon analyse mais lâabsence, jusquâĂ prĂ©sent, de rĂ©action publique me trouble. Les rĂ©actions publiques se font attendre Les mĂ©dias La presse quotidienne rĂ©gionale et la tĂ©lĂ©vision rĂ©gionale ne se sont pas encore vraiment emparĂ©es de ces trois alertes successives. Elles ont, certes, Ă©voquĂ© la dĂ©mission dâAlan Stivell mais en tendant, parfois, Ă en attĂ©nuer la portĂ©e. Ainsi Le TĂ©lĂ©gramme a-t-il fait paraĂźtre dans ses colonnes que le musicien boude » lâexposition[8], ce qui risque de rĂ©duire son alerte Ă un simple enfantillage dans lâesprit des lecteurs. France 3, pour sa part, a publiĂ© sur son site internet que tout est dans le point dâinterrogation » du titre de lâexposition, ce qui pourrait sous-entendre que Stivell refuse le dĂ©bat[9]. Or, ce fameux point dâinterrogation nâest en rĂ©alitĂ© quâun leurre sous prĂ©texte de prendre un parti pris de questionnements »[10]â lequel serait parfaitement louable â, lâexposition ne questionne pas, elle affirme. Elle pose, en effet, une thĂšse empreinte de nationalisme français et dissimule aux yeux du public les travaux scientifiques qui permettraient Ă celui-ci de se rendre compte que cette thĂšse est infondĂ©e. Il eut Ă©tĂ© plus juste que cette exposition sâappelĂąt Pas celtique ! », avec un point dâexclamation. Quant aux deux autres alertes la mienne et celle du site Justice pour nos langues », elles nâont jusquâĂ prĂ©sent pas Ă©tĂ© relayĂ©es par les mĂ©dias rĂ©gionaux[11]. Les institutions rĂ©gionales, en revanche, ont-elles davantage rĂ©agi ? Les institutions Le Conseil rĂ©gional de Bretagne On peut lire sur internet que la Direction de lâĂ©ducation et des langues de Bretagne du Conseil rĂ©gional de Bretagne a Ă©tĂ© saisie de la question de cette exposition le lundi 1er aoĂ»t 2022. Le directeur du service a rĂ©pondu avoir bien notĂ© [cette] alerte » et ajoutĂ© nous allons nous renseigner »[12], ce qui nâengage Ă rien. Les Champs libres On peut Ă©galement lire, sur le mĂȘme site internet, que la directrice gĂ©nĂ©rale des Champs libres, dont dĂ©pend le MusĂ©e de Bretagne, a annoncĂ©, pour faire suite aux critiques, que les textes de lâexposition seraient rĂ©examinĂ©s »[13]. On ne peut a priori que sâen rĂ©jouir. Toutefois, lâargumentation qui accompagne ce projet de rĂ©examen â selon laquelle le problĂšme de lâexposition ne consisterait quâen quelques maladresses » et adjectifs un peu dĂ©placĂ©s » â laisse perplexe sur la volontĂ© rĂ©elle de corriger lâexposition. Car ce nâest pas de maladresse » quâil sâagit mais, au contraire, dâune habiletĂ© Ă manipuler qui a Ă©tĂ© prise en dĂ©faut[14]. EspĂ©rons que le rĂ©examen » en question ne sera pas factice, se contentant simplement dâenlever les ficelles trop voyantes. Il ne suffit pas, en effet, de retirer la conclusion pĂ©remptoire et erronĂ©e de lâexposition selon laquelle il nây a pas de filiation directe entre les faits culturels dâaujourdâhui et ceux des populations de lâAntiquitĂ© »[15] et de changer quelques adjectifs un peu dĂ©placĂ©s » pour faire cesser la manipulation. Un vrai questionnement â quâil soit scientifique, juridique ou autre â repose sur une information complĂšte ou, Ă tout le moins, Ă©quilibrĂ©e. Or, lâexposition a savamment dissimulĂ© les travaux scientifiques qui nâallaient pas dans le sens de son idĂ©ologie selon laquelle la celtitude contemporaine serait un mythe construit par le Mouvement breton, qui a dĂ©rivĂ© vers la collaboration lors de la Seconde Guerre mondiale. Au lieu de se contenter de faire disparaĂźtre les trucs » qui ont Ă©tĂ© Ă©ventĂ©s par la critique, il faut dĂ©sormais que le MusĂ©e de Bretagne expose les travaux scientifiques que cette exposition a cachĂ©s, quâil en finisse avec lâopposition factice entre culture matĂ©rielle et culture immatĂ©rielle, et enfin quâil contextualise le propos de lâexposition. Exposer les travaux scientifiques qui ont Ă©tĂ© cachĂ©s Ătant moi-mĂȘme sociologue et quelque peu linguiste, jâai Ă©voquĂ© dans mon prĂ©cĂ©dent billet des travaux ethnologiques et linguistiques omis par lâexposition. Notamment ceux de Joseph Cuillandre, Daniel Giraudon et surtout Donatien Laurent, qui suggĂšrent une continuitĂ© culturelle entre les populations celtiques des temps anciens et celles dâaujourdâhui[16]. Depuis lors, parmi les nombreux tĂ©moignages qui mâont Ă©tĂ© communiquĂ©s, il mâa Ă©tĂ© indiquĂ© que lâarticle un peu complexe de Donatien Laurent sur la TromĂ©nie de Locronan[17]avait fait lâobjet dâune belle vulgarisation[18], publiĂ©e par un partenaire du MusĂ©e de Bretagne ce dernier peut donc en faire usage. Ce sont surtout, cependant, les grands noms de lâhistoire et de lâarchĂ©ologie des Celtes dont il mâa Ă©tĂ© signalĂ© quâils avaient Ă©tĂ© occultĂ©s par lâexposition. Notamment lâarchĂ©ologue Venceslas Kruta, pour qui il nây a pas rupture, mais Ă©volution » entre le monde celtique et la sociĂ©tĂ© mĂ©diĂ©vale[19]; les historiens Myles Dillon et Nora K. Chadwick, pour qui la culture celtique a en partie survĂ©cu » en Irlande, Ăcosse, Pays de Galles et Bretagne jusquâĂ lâĂ©poque contemporaine[20]; et enfin lâarchĂ©ologue Barry Cunliffe, qui vient de publier un ouvrage majeur sur la continuitĂ© de lâidentitĂ© celtique en Bretagne de lâantiquitĂ© au XXe siĂšcle aux Presses de lâUniversitĂ© dâOxford peut-ĂȘtre la plus prestigieuse maison dâĂ©dition universitaire du monde[21]. On pourra, certes, me rĂ©torquer que tout ne peut pas ĂȘtre montrĂ© dans une exposition. Mais entre tout montrer » et ne rien montrer du tout de ce qui a Ă©tĂ© exprimĂ© par les scientifiques dont les travaux contredisent lâidĂ©ologie de lâexposition, il y a une marge. En finir avec l'opposition factice entre culture matĂ©rielle et culture immatĂ©rielle Selon les ouvrages de Françoise Le Roux et Christian-J. Guyonvarcâh, les Celtes de lâantiquitĂ© â qui nâont pas constituĂ© dâempire et ont refusĂ© de recourir Ă lâĂ©criture â Ă©taient surtout unis par leur culture immatĂ©rielle leurs langues, dâune part, et le druidisme, dâautre part[22]. Or, les langues celtiques subsistent encore aujourdâhui, tant bien que mal, en Bretagne et dans les Ăźles britanniques. Quant au druidisme, sâil a disparu depuis des siĂšcles, il a nĂ©anmoins laissĂ© quelques traces jusquâĂ nos jours dans les reprĂ©sentations du monde, le folklore, lâart et certains rites religieux, qui ont fait lâobjet dâĂ©tudes scientifiques sĂ©rieuses. Il est donc absurde dâopposer sommairement la rĂ©alitĂ© au mythe. Contextualiser Il est lĂ©gitime dâĂ©voquer lâutilisation de la celtitude qui fut faite par des nationalistes bretons, y compris dans le cadre de la collaboration avec les nazis ; en revanche, il est illĂ©gitime de le faire hors de tout contexte. Or, câest le nationalisme français qui, le premier, sâest drapĂ© dans la celtitude Ă partir de la querelle des deux races »[23], puis lâa largement diffusĂ©e pendant des gĂ©nĂ©rations Ă travers lâĂ©cole rĂ©publicaine, en recourant Ă des arguments issus du racisme scientifique ». Ăvoquer lâun sans lâautre, câest tromper le public. On peut espĂ©rer que le rĂ©examen » de lâexposition ne se fera pas a minima et amĂšnera cette contextualisation. En attendant, cependant, que peut-on dire des rĂ©actions de la sociĂ©tĂ© civile » Ă ces alertes ? La sociĂ©tĂ© civile Lâassociation Bretagne culture diversitĂ© BCD Jâai saisi Ă plusieurs reprises lâassociation parapublique BCD, créée Ă lâinitiative du Conseil rĂ©gional de Bretagne qui la finance, et chargĂ©e dâune mission dâĂ©ducation culturelle du public. Elle a refusĂ© jusquâĂ prĂ©sent de se dĂ©solidariser de lâexposition dont elle est partenaire, et continue mĂȘme dâeffectuer de la publicitĂ© pour elle sur internet. Jâai donc dĂ©missionnĂ© Ă regret de cette association, alors que jâen fus le prĂ©sident fondateur, puis le prĂ©sident du conseil scientifique. Le comitĂ© scientifique Plusieurs membres du comitĂ© scientifique de lâexposition ainsi que du conseil scientifique permanent du MusĂ©e de Bretagne ont exprimĂ© â en privĂ© â leurs rĂ©ticences envers le contenu de cette exposition. En revanche, aucun nâa, jusquâĂ prĂ©sent, pris la parole publiquement. Je le dĂ©plore mais nous sommes en plein Ă©tĂ© et chacun a besoin de vacances. JâespĂšre que les langues se dĂ©lieront dâici la rentrĂ©e. Conclusion Ă lâĂ©cole, en France, tout enfant apprend des rudiments de culture classique », câest-Ă -dire latine et grecque un peu dâhistoire, quelques bribes de rĂ©cits mythiques et mythologiques, et parfois un peu dâĂ©tymologie. La culture celtique, en revanche, est Ă peu prĂšs totalement absente de lâenseignement français. On ne peut donc que se rĂ©jouir quâune institution rĂ©gionale prenne lâinitiative dâĂ©clairer le grand public sur cette matiĂšre. Mais câest Ă double tranchant. Chaque adulte cultivĂ©, en effet, sâil Ă©tait amenĂ© Ă visiter une exposition indĂ©licate concernant lâhĂ©ritage latin et grec de la culture française, serait en mesure de faire, de lui-mĂȘme, la part des choses. Or, il nâen va pas du tout de mĂȘme concernant la culture celtique tant elle est mĂ©connue. Une institution culturelle peut donc facilement, comme lâa fait le MusĂ©e de Bretagne en lâoccurrence, tromper le public Ă son insu car celui-ci ne dispose pas du bagage culturel suffisant sur le sujet pour dĂ©couvrir la supercherie. Si, en outre, les alertes nâĂ©taient ni relayĂ©es par la presse ni prises au sĂ©rieux par les Ă©lus et les institutions ; et si les acteurs de la vie culturelle et scientifique qui ont pris conscience de la manipulation et sâen Ă©meuvent en privĂ© ne prenaient pas la parole en public, le risque existerait de glisser en Bretagne, comme ailleurs, dans une Ăšre de post-vĂ©ritĂ©[24] Trump a gagnĂ© la prĂ©sidentielle de 2020, Poutine ne fait pas la guerre en Ukraine et les Bretons ne sont pas celtes. Quâon se rassure, cependant, les Gaulois restent les ancĂȘtres des Français ! Ronan Le Coadic Professeur Ă lâuniversitĂ© Rennes 2 Membre du centre de recherche CELTIC-BLM [1] Page Web, Celtique ? », MusĂ©e de Bretagne, [ URL ConsultĂ© le 8 aoĂ»t 2022. [2] On peut mĂȘme â si lâon fait preuve de rigueur scientifique et dâhonnĂȘtetĂ© intellectuelle â se poser la question de lâexistence des Celtes de mĂȘme que celle des Germains, des Latins ou des SĂ©mitesâŠ, comme le font certains sceptiques, mais tel nâĂ©tait pas le propos de lâexposition. [3] Ronan Le Coadic, Manipulation idĂ©ologique au musĂ©e de Bretagne », Mediapart, 29 juin 2022. URL . ConsultĂ© le 11 juillet 2022. [4] Alan Stivell, MusĂ©e de Bretagne Ă Rennes, exposition Celtique ? » Je retire mon parrainage », Facebook, 20 mai 2022. URL . ConsultĂ© le 8 aoĂ»t 2022. [5] Le Coadic, op. cit. note 3. [6] Yann-Vadezour ar Rouz, La stigmatisation de lâidentitĂ© bretonne via lâexposition âCeltique ?â », Justice pour nos langues, juillet 2022. URL . [7] Extrait traduit de lâanglais dâun mail privĂ© du 1er aoĂ»t, publiĂ© avec le consentement de lâauteur. [8] Quentin Ruaux, Quand Alan Stivell boude une exposition sur la Bretagne », Le TĂ©lĂ©gramme, Ă©dition Rennes, 24 mai 2022. URL [9] CĂ©line Serrano, PolĂ©mique. Tout est dans le point dâinterrogation Alan Stivell retire son parrainage de lâexposition âCeltique ?â du MusĂ©e de Bretagne », France 3 Bretagne, 25 mai 2022. URL ConsultĂ© le 8 aoĂ»t 2022. [10] Fabienne Richard, Alan Stivell retire son parrainage de lâexposition Celtique ? » qui se tient Ă Rennes », Ouest-France, Ă©dition Bretagne, 24 mai 2022. [11] Mis Ă part un article dans Le TĂ©lĂ©gramme du 21 juillet. URL ConsultĂ© le 10 aoĂ»t 2022. Un article a, par ailleurs Ă©tĂ© publiĂ© par Le Quotidien indĂ©pendant luxembourgeois AFP et Le Quotidien, La Bretagne, pas celtique ? PolĂ©mique autour dâune expo », Luxembourg, 3 aoĂ»t 2022. URL ConsultĂ© le 8 aoĂ»t 2022. [12] La RĂ©gion Bretagne rĂ©solue Ă se renseigner sur les pratiques du musĂ©e de Bretagne », Justice pour nos langues, aoĂ»t 2022. URL . ConsultĂ© le 8 aoĂ»t 2022. [13] Yann-Vadezour ar Rouz, Le musĂ©e de Bretagne contraint de revoir le contenu de lâexposition âCeltique ?â », aoĂ»t 2022. URL . ConsultĂ© le 8 aoĂ»t 2022. [14] Quant aux adjectifs un peu dĂ©placĂ©s », on se demande si le fait de mettre un autre adjectif Ă la place de revanchard » modifierait beaucoup le sens de la formule le nationalisme revanchard qui va relever la France aprĂšs la guerre »⊠[15] MusĂ©e de Bretagne, Exposition âCeltique ?â, 2022. [16] Le Coadic, op. cit. note 3. [17] Donatien Laurent, Le juste milieu rĂ©flexion sur un rituel de circumambulation millĂ©naire la tromĂ©nie de Locronan », Documents dâethnologie rĂ©gionale, vol. 11, 1990, p. 255-292. [18] Anne Gouerou, TromĂ©nie de Locronan, un chemin au rythme du temps celtique, Lorient Bretagne culture diversitĂ©, 2022. URL ConsultĂ© le 8 aoĂ»t 2022. [19] Venceslas Kruta, Les Celtes, 12e Ă©d., Paris Presses Universitaires de France, 2019 Que sais-je ?. [20] Myles Dillon et Nora K. Chadwick, Les royaumes celtiques, Paris Marabout, 1979, 315 p. [21] Barry Cunliffe, Bretons and Britons The Fight for Identity, New York Oxford University Press, 2021, 488 p. [22] Christian-J. Guyonvarcâh et Françoise Le Roux, La civilisation celtique, Paris Payot, 1995 ; Christian-J. Guyonvarcâh et Le Roux, Les druides, Rennes Ouest-France, 1986, 448 p. [23] LĂ©on Poliakov, Le mythe aryen essai sur les sources du racisme et des nationalismes, Paris Calmann-LĂ©vy, 2012. [24] La notion de post-vĂ©ritĂ© » Ă©voque la tendance de certaines autoritĂ©s Ă faire passer lâidĂ©ologie ou lâĂ©motion avant la rĂ©alitĂ© objective et le penchant du public Ă leur faire confiance, ce qui finit par rendre la vĂ©ritĂ© secondaire. Si le terme est rĂ©cent cf. Keyes Ralph, The Post-truth Era Dishonesty And Deception In Contemporary Life, New York St Martins Pr, 2004, la rĂ©alitĂ© est ancienne et a Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©e par la psychologie sociale. Cette derniĂšre montre que, par une sorte de paresse cognitive », nous sommes tous enclins Ă nous laisser influencer par les autoritĂ©s prĂ©sumĂ©es compĂ©tentes, nous laissant ainsi aller Ă une forme de torpeur lĂ©gĂšre » Gibert Cylien, De la post-vĂ©ritĂ© Ă la post-justification le cas du ârapport russeâ sur Donald Trump », The Conversation, 7 fĂ©vrier 2017. Pour rĂ©veiller notre esprit critique, lâintervention contradictoire dâautres autoritĂ©s est particuliĂšrement bienvenue.
Lappel de lâOMS en faveur dâune alliance de censure Big Tech-OMS ciblant les informations erronĂ©es sur la variole du singe ressemble Ă©trangement Ă lâalliance de censure qui sâest produite pendant la campagne COVID-19, lorsque lâOMS sâest associĂ©e Ă YouTube, Facebook, Wikipedia et dâautres pour censurer ou Ă©tiqueter les informations erronĂ©es sur le